Mon voyage à Pékin
Quand on arrive, ce qui frappe d’abord par 40 ° à l’ombre, c’ est le son des rues,une musique bien particulière faite de sonneries de vélos (quatre-vingts millions en Chine), de l’écho des piétons, d’un certain silence serein aussi, celui de I’après tempête de la Bande des Quatre, entrecoupé du klaxon frénétique des quelques voitures qui parasitent sans succès les piétons et les deux-roues. Musique de la langue aussi, déroutante comme celle qu’on imagine entendre au début des «Chroniques martiennes » de Bradbury . Les Chinois parlent leur langue comme ils I’écrivent: artistiquement. Pas très pratique pour la communication, mais si beau. Certainement à cause de tout cela, les Chinois sont plus musiciens que la moyenne des humains. Un mot en chinois prend un sens différent suivant l’intonation et la «musique » de chaque syllabe, ce qui devient vite, d’ailleurs, on « casse-tête local pour la chanson par exemple, où le texte est carrément incompréhensible si l’on n’a pas un petit livre pour les paroles. Les paroles de Mao, elles, sont de moins en moins envahissantes. Imprimées il y a quelques années sur d’immenses posters recouvrant les murs de la viIle, elles sont progressivement remplacées par . . . de la publicité. La première affiche a avoir sonné le glas ou plutôt le gong de l’austerité a été celle des montres Citizen tout près de la Cité interdite. Citizen a été suivi de près par les aures Japonais: Mitsubishi, Sony, Seïko, Toshiba, etc. Coca-Cola est arrivé il y a trois mois et a remplacé une pensée de Mao, non loin des effigies de Karl Marx et de Engels, Mais le plus incroyable est que I’ affiche qui a été au point de départ de la révolution culturelle, face à l’université de Pékin, ait été remplacé le mois dernier par un poster vantant les mérites de Toyota. Est-ce le début d’une révolution culturelle d’un nouveau genre ? Les Chinois restent très discrets sur ce point. Quand ils vous parlent de la Bande des Quatre, cependant, ils vous font cinq avec la main: le cinquieme c’est Mao, bien sûr , un signe de plus que la démaoisation, encore officieuse, est irremédiablement en marche. Les rues ne sont pas tristes, rien à voir avec la grisaille de certaines cités « socialistes » de l’Europe de l’Est, Les contacts avec les Chinois sont plutôt agréables, car si les Japonais ont beaucoup de points communs avec les Allemands, dans leur rigidité et leur rigueur, les Chinois sont finalement plus proches des Français roublards, individualistes et bricoleurs, pouvant aussi bien « trafiquer», un moteur pour leur vélo que fabriquer eux-mêmes un poste de radio ou de télé.
Ma première rencontre avec Ies musiciens chinois a eu lieu au Conservatoire de Ptkin, bâtiment austère, caché dans une petite rue derrière la place Tien-An-Men, où l’on trouve réunies toutes les tendances de la musique chinoise, C’est la que je suis arrivé, avec quelques synthétiseurs, pour un mini-concert improvisé et pour leur parler de la musique occidentale actueIle. Quand vous saurez qu’il n’y a que deux pianos dans tout Pékin (les instruments occidentaux ayant été brûlés pendant la Révolution culturelle comme étant le symbole de la musique décadente) vous imaginerez peut-être l’effet qu’a pu produire le synthétiseur. C’était comme débarquer d’un aure système solaire. Les musiciens, fascinés par cette boite magique, qui pouvait créé le son de la mef, de la pluie ou du vent, n’ont tout d’abord pas même ,osé la , toncher. Mais après que j’ai joué et imrovisé avec les instruments dans un silence oriental, ils ont assimilé avec une rapidité foudroyante I’originalité du synthétiseur, comprenant que, pour la première fois dans l’histoire de la musique, un instrument n’était pas seulement capable, comme un instrument traditionnel de restituer une sonorité définie pour toujours par le luthier. mais pouvait fabriquer des sons entièrement neufs et inouis. La musique chinoise étant fondée avant tout sur les sons plus que sur un solfège ou un code écrit, les musiciens n’ont pas les mêmes a priori intellectuels qu’en Europe; ils se sont sentis tout naturellement proches de ces nouveaux instruments. Après avoir monologué, un bon moment sur les bienfaits de l’électrlcité dans la musique moderne, j’attendis patiemment les questions dans cette salle où tous les représentants de la fine fleur de la musique chinoise s’étaient entassés jusque sur les accoudoirs de fauteuils et les rebords de fenêtres. Plusieurs anges passèrent et repassèrent dans la pièce – avant la première question, puisque la politesse exige qu’on respecte en tout la – hierarchie. Puis, d’un coup, ce fut l’anarchie et tous se mirent à parler en même temps si bien que j’ai vu le moment où iI faudrait évacuer l’interprète par la fenêtre si le langage universel de la musique n’était pas venu mettre tout le monde d’accord. Moments drôles et émouvants, où les musiciens, si longtemps frustrés par le régime, riaient avec des larmes dans les yeux de pouvoir parler avec un artiste venu d’ailleurs. La musique occidentale a été interdite pendant quinze ans. Pire même, la musique traditionnelle chinoise elle-même n’était plus permise. Mao avait en effet interdit toute forme de musique, l’exception de sept oeuvres créées spécialement par un groupe de compositeurs la gloire du régime sortes de dragons symphoniques néo-romantiques, du sous-Moussorgsky à la sauce aigre douce. Chaque Chinois devair connaitre ces sept oeuvres impérissables par coeur avant de pouvoir passer à autre chose. Des interprètes ont été torturés, ont eu les mains brisées pour avoir joué de la musique traditionnelle ou occidentale. Aussi, je n’ai pu résister à la tentation de leur offrir un synthétiseur, le premier sur le sol chinois. lIs m’ont nommé Membre d’honneur du conservatoire de Pékin et nous nous sommes promis de jouer ensemble lors d’un concert là-bas. Le soir-même, par chance, ils fêtaient le trentième anniversaire du Conservatoire et ils nous onr invités à un concert de musique symphonique chinoise, très rare pour les Chinois eux-mêmes, puisque le dernier remontait à des années en arrière, avant la révolution culturelle : orchestre de quatre-vingts musiciens divisés en sections d’erhus (violon à deux cordes), de pipas (luth à quatre cordes), d’orgues à bouche, de flûtes, de percussions enfint pour jouer une musique fluide comme de l’eau, nostalgique et hors du temps et des modes: l’occasion rêvée de ma première cassette pirate chinoise. Une autre puissance occulte concernant les disciplines artistiques à Pékin est la Maison de la Radio et Télévision où je me suis rendu le lendemain, animal à plusieurs têtes dont les statuts et les fonctions sont à la fois obscurs et multiples. La Télévision, d’abord, en est à ses balbutiements, avec un million de récepteurs dans le pays, elle ne représente qu ‘une force relative et dépend du ministère de la Culture. La véritable puissance, c’est la Radio. Avec un demi-milliard d’auditeurs, elle diffuse à travers tout le pays, des haut-parleurs étant placés jusque dans les rues des villages. La Radio dépend directement du Premier ministre. A la Radio d’Etat, donc, scénario similaire à celui du Conservatoire: mini-concert et conférence dans une pièce sombre et exigue où sont entassés tous les cadres de la Radio. Premier contact avec Madame Yen, une des éminences grises des médias chinois, petite femme extrêmement sympathique, aux yeux pétillants d’intelligence et parlant français comme vous et moi. Les gens des médias de Pékin connaissaient déjà ” Oxygène ” et” Equinoxe ” et m’ont posé d’emblée des tas de questions, si bien que Madame Yen proposa un deuxième rendez-vous, cette fois pour un diner en privé. Les Occidentaux ne sont jamais invités chez un Chinois, car ça pourrait être dangereux pour lui. Charlotte et moi sommes cependant alles manger sur leur territoire, pas chez eux, mais dans I’arrière-salle d’un restaurant de leurs amis. Nourriture familiale très loin de la cuisine chinoise de Paris, vin chinois à 60° qui vous détruit sans douleur plus sûrement que n ‘importe quel alcool bien de chez nous, repas pour cinq personnes : Madame Yen, Madame Wuang, directrice de la Radio, Monsieur He-Xi-Di, spécialiste des questions musicales, critique et ex-trompettiste, Charlotte et moi. Monsieur He-Xi-Di, « He. pour les intimes, est un quinquagénaire tout à fait attachant. Son humilité un peu excessive, son air un peu inquiet et son extreme sensibilité viennent sans aucun doute de tout ce que cette géneration a subi pendant vingt ans. La souffrance a donné une valeur à chacun de ses gestes, à chacun de ses mots. Avec émotion dans la voix, il m’avoue s’être caché à l’époque de la Bande des Quatre, pour écouter de la musique classique, il m’avoue aimer la rumba pour I’avoir dansée à Shanghai il y a si longtemps, puis il me déclare en grande pompe que la Radio chinoise a décidé de jouer -Oxygène et Equinoxe. Fait sans précédent, puisqu’aucune musique moderne occidentale n’est jamais passée à la radio. L’avant-garde s’arrête à Debussy, le jazz et surtout la rock music considérés comme des sous-produits de la musique africaine qu’ils détestent, sont totalement interdits sur les ondes. Pour l’heure, fou de joie à I’idée d’être diffusé devant cinq cents millions d’auditeurs, plus qu’à RTL et Europe N° 1 réunis pendant vingt ans, nous nous quittons à une heure indue: 22 h 05 , tous les Chinois étant en principe couchés à 21 h maximum. La vie nocturne à Pékin est pratiquement inexistante; se levant à 5 h, les Chinois déjeunent à 11 heures dinent à 17 h 30. Le soir, quand il fait trop chaud pour dormir, ils se réunissent sous les lampadaires des boulevards et accroupis par terre, en petits groupes de six ou huit, ils jouent aux dés, aux cartes ou au jeu de go. Une autre activité nocturne, plus marginale celle-Ià, c’est au Parc aux –Chanteurs qu’on la trouve. Dans un coin perdu de Pékin se trouve un petit parc, où, si vous vous promenez la nuit tombante, vous ne verrez rien mais vous entendrez des dizaines de voix chantant des airs totalement différents en même temps. C’est là que les chanteurs, amateurs ou pas, viennent faire leurs vocalises, pudiquement cachés dans les buissons, la tête dans les feuilles, n’étant cependant pas du tout gênés de déclencher une telle cacophonie. Mais le plus étonnant est que le Pékin Underground existe, au sens étymologique du terme. Une véritable ville souterraine s’étend sous la cité officielle et des tas d’activité s’y déroulent. C’est l’empire du marché noir et là où I’on peut trouver les quelques raretés d’importationt livres, magazines, briquets, appareils photo, montres, quelques disques et lunettes de soleil. Il est d’ailleurs intéressant de voir tous les jeunes Chinois avec des lunettes noires à la Ray Charles, alors qu’il est impossible d’en trouver une seule paire dans les magasins de la ville. La drogue n’existe pratiquement plus en Chine depuis la chasse à l’opium menée par Mao voilà quinze ans. On se rattrape sur la bière et le vin chinois, seuls alcools disponibles. Le lendemain du diner avec les gens de la Radio, visite au studio de cinéma de Pékin. Charlotte rencontre tous les acteurs et réalisateurs chinois, elle fait sensation habillée à l’europeenne, les actrices lui demandant si c’est le vêtement de travail des comédiens occidentaux. Nous rencontrons Monsieur Teng, le « Alain Delon chinois » , qui rêve de participer un jour au Festival de Cannes. II n’y a pas de stars chinoises, les acteurs connus gagnent simplement trois fois le salaire de base. L’équipement des studios date des années trente, vieilles caméras Pathé avec les bobines tournant encore au-dessus de l’objectif. Les films sont généralement de grands romans-photo, genre Del Duca politisés, tous à la gloire de jeunes héros combattant la Bande des Quatre et triomphant toujours du tyran. Pour le week-end, départ pour Shanghai, ville la plus peuplée de Chine où la réalité dépasse la Igende, où les échafaudages en bambou se dressent le long des façades des vieux immeubles en éternelle reconstruction. 0ù les fines jonques de pecheurs disputent le passage aux énormes cargos sortant du port, où enfin se dresse le plus fabuleux hôtel que j’ai vu de ma vie: l’hôtel Hoping. un hôtel construit en 1928 par un Anglais – dans le plus pur style Bauhaus. Ici, l’insolite semble être un état naturel et quotidien. Un jour, un commandant norvégien veut décharger une locomotive. II demande où se trouve la grue, on lui répond qu’il n’y en a pas et comme il s’affole, le capitaine du port le calme et lui demande combien pèse sa loco: « 80 tonnes » reprend le commandant. Le Chinois sort son boulier et divise quatre-vingts tonnes par trente kilogrammes. Trois minutes après, le commandant voit arriver des centaines de Chinois avec de longs bambous qu’ils disposent sous la locomotive, Au signal, ils soulèvent la machine comme une plume et la déposent doucement sur le quai. Le monde de Shanghai, c’est celui de Tintin et du Lotus Bleu. Ce qui manque le plus en Chine, ce sont les animaux : pas de chiens, pas de chats, les Chinois les mangent. Pas d’oiseaux non plus, considérés comme nuisibles. Mao avait ordonné à chaque Chinois d’en tuer un par jour . . . Les lieux historiques en Chine comme ailleurs résonnent de vibrations touristiques qui vous éloignent souvent de la vérité du pays. Quitte à choisir, nous avons préféré connaitre les odeurs, les lumières, les bruits de la Chine d’aujourd’hui. Comme l’a dit un jour Hemingway: pour sentir un pays il faut dix jours ou dix générations. Nous sommes restés dix jours, nous avons adoré ce pays et nous ne souhaitons qu’une seule chose: y retourner. Dans l’avion qui nous ramenait à Paris, nous avions déjà le spleen de la Chine des années Quatre-vingt. . .