Pari texan
Je ne sais pas si c’était vraiment, comme certains de mes confrères l’ont écrit, le concert du siècle, mais force est de reconnaître que Jean-Michel Jarre, après la Chine et la place de la Concorde, a une nouvelle fois créé I’événement en réalisant un spectacle musical et visuel d’une envergure et d’une ampleur absolument stupéfiantes. Cela se passait à Houston au Texas au début du mois d’avril et la soirée s’intitulait « A city in concert » (une ville en concert). En utilisant ce titre, Jean-Michel Jarre n’exagérait en rien puisque, en toile de fond mouvante de son concert, il se servit d’une douzaine de gratte-ciel de trois cents mètres de haut qu’il faisait apparaître et disparaître, qu’il coloriait, illuminait, décorait au gré de sa musique devant plus d’un million de spectateurs médusés et séduits.
La musique de Jean-Michel Jarre, vous la connaissez, vous ne pouvez pas y avoir échappé tant elle est présente dans notre quotidien, utilisée souvent à la télévision en illustration musicale et dans tous les endroits qui requièrent un fond sonore instrumental. Ses détracteurs parlent de musak ou de musique d’ascenseurs, ses fans voient en lui le grand compositeur moderne de notre siècle. Jean-Michel Jarre est en tout cas le seul qui soit allé aussi loin avec une musique qui puise directement, sinon son inspiration. Tout au moins sa conception et sa réalisation dans les nouvelles techniques et la logique particulière de I’intelligence artificielle des ordinateurs. Est-ce suffisant pour I’accuser de froideur ?
MAESTRO
Ceux qui le font n’ont certainement jamais entendu Jarre en concert, ni vu de leurs yeux une ville entière bouillonner de plaisir et d’émerveillement enfantin comme ce fut le cas à Houston. Ce concert lui fut commande (comme autrefois les rois commandaient des messes à Mozart) par la ville de Houston qui fêtait ses 150 ans d’existence et la Nasa ses 25. (Voulez-vous entendre Ia très mauvaise plaisanterie qui circule là-bas ? Que signifie le sigle N.A.S.A. ? On s’accroche pour la réponse : Need another seven astronauts). Pourquoi lui ?
Jean-Michel Jarre : « Ils connaissaient ma musique et voulaient que cette célébration se déroule de façon différente, ils voulaient sortir des chemins classiques du spectacle. Sinon ils auraient engagé un Mickael Jackson ou une Madonna. Ma musique se prète aux grands espaces, pas le rock. Pour moi le rock est une musique de cave où l’on prend l’électricité dans le ventre, où tu viens faire ton plein d’énergie en te branchant aux murs. C’est ça que j’aime dans le rock; les Stones à l’hippodrome d’Auteuil, ça perd de sa force. J’ai presque envie de dire qu’avec la musique que je fais, c’est le contraire. Elle prend une nouvelle couleur, une autre dimension avec la distance et l’espace. C’est un concept qui m’intéresse depuis longtemps. »
Un concept qui condamne presque Jean-Michel Jarre à un anonymat visuel. En effet, sur le million de spectateurs de Houston, ils furent à peine dix mille à pouvoir effectivement voir la scène et distinguer la silhouette du maestro. Le spectacle ne prenait effectivement sa véritable ampIeur que lorsqu’il était vécu à environ à cinq cents mètres de la scène qui apparaissait alors aussi grande qu’un timbre poste. « Cela ne me dérange pas que l’on ne me voie pas, explique-t-il. Je ne suis pas sûr que l’audio visuel à domicile avec le vidéo clip soit une bonne chose. Cela décale l’enthousiasme et les fantasmes. A présent, avec les clips, tu connais visuellement un artiste avant de connaître sa musique. Avant, c’était le contraire, tu connaissais la musique et tu fantasmais sur le mec que tu avais envie d’aller voir en scène. On me reproche souvent de ne pas faire de tournées. Sincèrement, je ne me vois pas jouer chaque soir la même chose et je ne suis pas un chanteur que l’on aurait envie de voir évoluer sur une scène. Mon image est secondaire. La seule façon pour moi de faire en scène des choses créatives est de faire des choses uniques. L ‘excitation est différente pour les gens qui créent et ceux qui reçoivent. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans la tête d’un Jean-Michel Jarre lorsqu’il se retrouve face à plus d’un million d’êtres humains ? « Je n’y pense pas, j’ai trop de trucs à régler. Je pense qu’on a plus le trac quand on joue dans un club parce que tu as le premier type à deux mètres de toi. Dans une petite salle, les regards se croisent, tu reçois des réponses individuelles alors que dans les grandes salles la réponse est globale. II avait en effet beaucoup de choses à régler sur scène. Non seulement il jouait, dirigeait I’orchestre et les choeurs mais aussi contrôlait les lasers, les feux d’artifices et les projections sur l’écran géant de 30 mètres de large sur 150 de haut collé contre un des immeubles. Pour cela il disposait d’un système complètement original de partitions sur moniteurs d’ ordinateurs. Deux partitions, une pour la musique et l’ autre pour les lumières. Le tout écrit et réglé seconde par seconde avec un véritable story-board selon la technique utilisée au cinéma. Une machine impressionnante et impossible à arrêter une fois lancée. C’est d’ailleurs ce que les techniciens durent expliquer pendant le spectacIe au capitaine des pompiers de la viIIe qui brusquement en voyant s’allumer de partout, vint ordonner que l’ on arrêta le feu d’ artifice !
TROUPE
Je voudrais vraiment insister sur un point: je ne suis pas seul dans cette aventure. Je contrôle l’opération mais je dépends complètement de mes techniciens qui sont de véritables innovateurs dans le domaine des lumières, des lasers, des projecteurs. Bizarrement, le plus dur dans ce projet fut de les garder avec moi. Les Américains ont essayé de reprendre I’affaire en cours de route et de placer leurs hommes à eux. Les syndicats sont très forts. Nous avons finalement trouvé une parade en nous faisant passés pour une troupe. Comme une troupe de théâtre ou un ballet. Quand le ballet du Bolshoï est invité à tourner aux Etats-Unis, il est bien évident que les syndicats ne vont pas s’amuser à dire. La troisième danseuse on va la remplacer par une Américaine ». C’est ce que je leur ai dit. Nous étions inséparables et indissociables. » Un des morceaux les plus émouvants du concert fut ce « Ron’s pièce », qui devait à I’origine être joué au sax par Ron McNair un des astronautes qui a trouvé la mort dans le dernier accident de Challenger. La première idée avait été que Ron intervienne en direct dans le spectacle depuis la navette qui aurait été dans l’espace, ce soir-Ià. Puis comme il n’y avait pas de mission prévue ce jour-là et que je ne suis tout de même pas immodeste au point de demander à la Nasa de lancer une navette spécialement pour mon concert, il avait été prévu que Ron enregistre son intervention lors de la dernière mission et que nous incluiions la bande dans le spectacle. Cela aurait été la première musique enregistrée dans l’espace. » Le destin en décida autrement. Jean-Michel Jarre a donc gagné un nouveau défi et se retrouve immédiatement devant un autre: celui de faire mieux, plus grand, plus beau, plus spectaculaire. II s’en défend, affirme ne pas chercher I’exploit pour I’exploit mais à créer I’événement pour la beauté intrinsèque de celui-ci. Les records ne l’intéressent pas et le concept de « toujours plus grand » est uniquement avancé et exploité pour raisons de marketing par sa maison de disques. Lui, il est musicien. II tombe amoureux de sites et compose des musiques pour les célébrer. Une conception très romantique qui lui va particulièrement bien. Pourquoi ne serait-elle pas réelle ? Pourquoi s’obstiner à le dépeindre comme un mégalomane solitaire ? Par jalousie ? C’est bien possible. Le succès est quelque chose qui est encore très suspect en France. Surtout si celui-ci s’accomplit de façon aussi éclatante à l’étranger.