Jean-Michel Jarre. Il rencontre la scène electro (Ouest France oct 2015)
Jean-Michel Jarre. Il rencontre la scène electro
France – 11h15
- Jean-Michel Jarre, dans son studio d’enregistrement, près de Paris. | EDDA.
Michel TROADEC.
Le nom de Jean-Michel Jarre ramène invariablement à l’album Oxygène, à son succès international et à ses gigantesques concerts.
Loin de ces images un peu passéistes, son nouvel album, Electronica, est un voyage à travers quarante ans de musique électronique, avec un incroyable casting d’une quinzaine d’invités et de groupes, de Tangerine Dream à Air, de Vince Clarke (Depeche Mode) à Moby… Et avec des titres excitants, à écouter de préférence au casque… Pour en parler, ce pape de la musique électronique nous a reçus dans son studio d’enregistrement, en bord de Seine, près de Paris.
Vous êtes né à Lyon, vous vivez à Paris, votre carrière est internationale, vous vous sentez d’où ?
De Lyon, où j’ai mes racines, plus que de Paris. Mais je me sens surtout d’appartenance européenne. Bien à Berlin, Londres, Madrid, Milan… C’est chez moi. C’est chez nous.
Pour ce nouvel album, vous avez passé du temps à Los Angeles ?
Ce projet a été une sorte de voyage initiatique. Pas mal de ceux avec qui j’ai travaillé y habitent. D’un point de vue personnel, c’est la ville où a vécu mon père (grand compositeur de musique de films, parti aux États-Unis après un divorce quand son fils avait 5 ans, aujourd’hui décédé). J’ai malheureusement toujours eu une relation un peu compliquée avec lui.
Vous n’avez pas pu vous revoir lors du succès mondial d’Oxygène ?
Non. Ma mère me disait qu’il y a eu, alors, une forme de jalousie. Ma notoriété est devenue plus forte que la sienne. J’ai beaucoup souffert parce que la béance ou l’indifférence est plus difficile qu’un conflit ouvert. Avec le temps, j’ai pensé qu’il aurait pu se passer quelque chose. Mais non. Aujourd’hui, je suis en paix avec lui. Ma mère m’a ouvert les yeux notamment sur cette tolérance dont on a tellement besoin aujourd’hui. J’ai mis tout ça dans le projet Electronica.
Pourquoi avoir choisi un invité pour chaque titre ?
La musique électronique est une activité solitaire. Mais là, j’ai voulu aller à la rencontre de gens qui sont, ou ont été des sources d’inspiration. J’ai composé en fonction du fantasme ou de l’idée que j’avais de ces musiciens. Ensuite, on a travaillé ensemble. Je suis allé voir Tangerine Dream (pionnier allemand de la musique electro) près de Vienne, Pete Townshend (guitariste des Who) près de Londres, Laurie Anderson à New York…
Tous ont répondu favorablement ?
Mais oui. Je crois qu’eux aussi avaient ce besoin de partage. Surtout à une époque où nous sommes tous si connectés avec le monde, à travers des écrans, qu’on ne sait plus parler à son voisin de palier.
Dans un studio d’enregistrement, nous sommes dans un état de vulnérabilité. On partage ses tics, ses tocs, ses secrets…
Cela a été différent selon les générations de musiciens ?
Je m’attendais à être plus surpris… Mais je crois qu’il n’y a pas de progrès dans la création. Ce sont juste les outils qui changent, font naître les styles. Les thèmes, les fantasmes humains qui nous inspirent sont les mêmes : l’amour, la haine, la solitude, la mort, le temps qui passe… Et nous avons en commun cette jubilation enfantine de créer quelque chose de nouveau.
Quand vous avez débuté, la musique électronique n’existait pas ?
C’était la grande révolution des sixties. On était une poignée d’allumés. La tendance était de tout foutre en l’air. Nous travaillions avec des instruments considérés comme des machines… Nous ne voyions plus la musique en terme de notes mais de sons. Cette idée a si bien fait son chemin que les DJ’s d’aujourd’hui sont considérés comme des sound designers, avec une approche tactile du son.
Vous dites que l’electro est une musique européenne…
Elle n’a rien à voir avec les États-Unis, avec le jazz, le rock… C’est une musique née en Allemagne avec Karlheinz Stockhausen, en France avec Pierre Henry et Pierre Schaeffer, en Russie avec Léon Theremine… Elle est issue de la musique classique.
Ces grandes plages instrumentales n’ont rien à voir avec la chanson-pop.
Vous avez écrit des tubes (Les paradis perdus, Les mots bleus)pour Christophe dans les années 1970. Et jamais retravaillé ensemble ?
C’est un peu un scoop : il sera sur le volume 2 du disque, qui sort en avril, comme David Lynch, Hans Zimmer, Gary Numan… Je lui ai composé une sorte de western urbain.
Votre association était étrange…
C’est vrai qu’il venait de la variété, avec Aline, Les marionnettes. Mais on était dans la même bande chez Dreyfus, notre éditeur. J’ai senti chez Christophe un personnage embryonnaire de looser crépusculaire, de rock’n rolleur italien. Je ne me suis jamais considéré parolier. Dans les textes que je lui ai écrits, j’étais obsédé par le son. Et l’idée qu’il ne fallait pas mettre le mot amour dans une chanson d’amour… Après, nous avons fait nos carrières. On se retrouve avec beaucoup d’affection.
Electronica (volume 1, The time machine). Sony. 68 mn, 16 titres.
Ses dates clés
1948 : naissance à Lyon.
1968 : rencontre Pierre Schaeffer, père de la musique concrète et électro-acoustique, pour laquelle il se passionne.
1971 : compose une partition de ballet à l’Opéra de Paris et son premier album.
1973-74 : parolier pour Christophe.
1976 : Oxygène.
1978 : épouse Charlotte Rampling (séparation en 1996).
1982 : Concerts en Chine.
1997 : Concert à Moscou devant 3,5 millions de personnes.
Son rapport avec l’Ouest
« Je me sens de mieux en mieux dans l’ouest de la France. J’y ai passé pas mal de temps quand j’étais petit, avec ma mère, vers La Tranche-sur-Mer (Vendée) ou, plus haut, à Étretat. En Bretagne, il y a un côté bon enfant qui me touche énormément. Je vais de plus en plus à Belle Île, Quiberon, la Pointe du Raz. Cela peut paraître étrange mais ça me fait le même effet à Los Angeles, ce côté « bout de continent ». Là-bas aussi, on n’a plus que l’océan devant soi. Avec ce sentiment d’être à la fois au bout et au commencement. Il y a une relation au tangible et à l’analogique. Nous sommes des animaux de chair et de sang et peut-être encore plus au bout du continent. J’ai mis du temps à le sentir. »