Trois jours avec Jean Michel Jarre
II a réinventé la musique des sphères. Maestro ès-synthétiseurs, polyphoniste sur ordinateurs, cet Archimède de I’harmonie a renversé avec son album « oxygène », en 1976, toutes les perspectives intégristes du rock, des médias, et du bizness. Avec lui, I’avant-garde entrait soudain au supermarché, I’opéra allait désormais se décliner en circuits imprimés, et la « planante », tant abhorrée à I’aube de la croisade punk, devenir la plus raffinée des musiques. Jean-Michel Jarre est I’homme de 25 millions d’albums vendus d’un hémisphère à I’autre, I’homme du million de spectateurs pour 1’« Equinoxe » de la place de la Concorde à Paris, I’homme de la première tournée d’un musicien occidental en Chine, I’homme du disque unique mis aux enchères, aux matrices fracassées devant huissier, et I’homme de «Zoolook », premier ethnopéra électronique en 33 tours. Pensionnaire du « Guinness book of records » en Occident et « Grand Maître de l’Electricité » en Orient, amoureux de Philip Glass, de Jean Sébastien Bach, autant que du gamelan balinais, ce redoutable alchimiste du son distillé dans cette nouvelle aventure vinylique une inspiration quasiment céleste.
Lui : Qu’est-ce qui vous a amené à la musique ? Le fait d’être le fils de Maurice Jarre a-t-il influencé votre vocation musicale ?
Jean-Michel Jarre : ça a peut-être joué au niveau des chromosomes, mais sans plus. Les gens sont persuadés que j’ai eu toutes les facilités Je n’ai pratiquement eu aucun rapport avec mon père jusqu’à I’âge de 15 ans. Et d’une certaine façon, ça a été un bien pour un mal. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’on se retrouve aujourd’hui. Très peu de musiciens sont connus dans le monde entier, et là, il yen a deux dans la même famille. Je vais vous raconter un truc assez fou : vous savez que sur Sunset Boulevard, à Los Angeles, ii y a de grands panneaux publicitaires sur des kilomètres. Ma maison de disques en avait loué un énorme, et le gag de I’histoire, c’est que ce panneau, avec ma gueule dessus, se trouvait par hasard juste sous les fenêtres de mon père. C’est surtout ma mère qui m’a poussé à entrer au Conservatoire. J’ai suivi des études d’harmonie, de contrepoint. J’étudiais la guitare, la flûte, I’orgue. Dans les années soixante, il y avait le ghetto de la musique classique, rue de Madrid, et un autre, celui du rock. Parallèlement, je jouais et je chantais dans des groupes de rock, Porte de Vanves. On s’est bien éclaté, mais je me suis senti très vite frustré : les gens avaient aussi bien des oeillères au niveau du rock qu’au niveau de la musique classique. C’était la période où ma mère m’emmenait souvent chez une amie qui avait le plus grand club de jazz de Paris. Mes 13 ans, je les ai fêtés avec Don Cherry, Chet Baker, Archie Shepp. Tout ce côté jazz américain m’a donné, dès le départ, un éventail très large. Et j’ai eu envie de mélanger tout ça très vite. Je trouvais aussi que la façon d’enseigner la musique était vieillotte, datait du XIXe siècle. Alors je suis rentré au Grm, groupe de recherches musicales, chez Schaeffer . Et ça a été une des choses les plus importantes de ma vie car, pour la première fois, je rencontrais un mec qui raisonnait non plus en fonction de codes, de notes et d’harmonie, mais en fonction des « sons ». Et je suis persuadé que son livre, « Le solfège des objets musicaux » est un bouquin-clef de I’histoire de la musique. On était en 1965, et j’avais choisi les musiques ethniques.
Lui Vous vous êtes branché tout de suite sur la musique sur ordinateur ?
Jarre Oui, parce que lorsque je jouais dans des groupes de rock, ce qui m’intéressait, c’était de trafiquer les sons, de les mettre à I’envers. Je me suis longtemps demandé d’où ça pouvait venir, et j’ai appris beaucoup plus tard, c’est une coïcidence marrante, que mon grand-père a été le premier à fabriquer une console de radio. II avait pratiquement inventé la console de mixage d’aujourd’hui. Le groupe de recherches était une sorte de forum ouvert aux gens de différentes formations, de pays et d’origines très divers. L’aspect positif du Grm était de considérer la musique en tant que son et non en tant que code.
« Mes 13 ans, je les ai fêtes avec Don Cherry , Chet Baker, Archie Shepp : on très large éventail. »
Par contre, I’aspect négatif, c’est qu’on faisait finalement beaucoup plus de philosophie appliquée, de sociologie, que de musique pratique. Chez tous ceux de la musique contemporaine, on retrouve une sorte d’esprit de chapelle, une tendance à penser qu’il y a une musique sérieuse, d’élite, et une musique populaire, Ils pensaient être à la pointe de quelque chose alors que des groupes comme Pink Floyd exploitaient tout ça depuis un bon moment. Je me souviens que j’avais fait des montages en prenant des matériaux dans des musiques d’origines différentes, genre Gong, Pink Floyd. Et ils avaient trouvé ça fabuleux, voulaient savoir d’ou ça venait, pensaient que c’était de la musique ethnique. Je les ai piégés plusieurs fois et ça les rendait furieux, parce qu’ils réalisaient à quel point ils manquaient d’ouverture. Quand on est dans un service de recherches, il faut avant tout se tenir au courant de ce qui se passe. Si on en est encore à découvrir la prise de courant à I’ère des ordinateurs, c’est quand même tragique ! Ce que je reproche à la musique contemporaine, c’est d’avoir un peu I’attitude d’un Trissotin moderne, une attitude complètement élitiste qui ne correspond plus à rien maintenant. C’est aujourd’hui le cas de l’lrcam. L ‘Ircam, c’est « I’establishment » de la musique contemporaine. On pourrait croire qu’un service de recherches payé par le gouvernement, donc par les contribuables, devrait être accessible à tous. Je sais très bien ce que les mecs de l’lrcam pourraient répondre à ce genre d’argument : «Ce n’est pas la Foire du Trône, c’est de la démagogie bon marché, etc. » Je veux tout simplement dire qu’actuellement, des tas de très bons musiciens, en province ou à Paris, n’oseront même pas aller frapper à leur porte, parce que pour eux, l’lrcam est un monstre, au même titre que la Sécurité Sociale. Et cet état de choses est alimenté par des gens mineurs qui protègent bien leur part du gâteau et s’y accrochent comme si on allait la leur piquer. Et cette attitude frileuse et détestable était un peu celle du Grm. Je pars du principe que les groupes de recherches ont une formidable raison d’être à condition que ça ne devienne pas « I’establishment », le monopole.
Lui Quelle a été I’application pratique de votre formation au Grm ?
Jarre J’aurais pu suivre le trajet classique, Festival de Varsovie, Sigma de Bordeaux. Mais j’avais envie d’expérimenter dans d’autres domaines. En 1970, Norbert Schmucki avait fait un ballet pour la réouverture de l’Opéra de Paris, et il m’a demandé de créer une musique à cette occasion.
« Si on en est encore a découvrir la prise de courant a I’ère des ordinateurs, c’est quand mime tragique ! »
Et à peine trois mois après ma sortie du Grm, je me suis retrouvé avec,une commande de l’Opéra de Paris. Ce qui, en général, arrive en fin de carrière. C’était la première fois que la musique électronique entrait à l’Opéra. II y avait une partie orchestre, mais la majeure partie était électronique. J’ai mis en application des tas de choses du Grm, et ça avait un côté très expérimental. Ca a bien marché, avec quelques grincements. II faut dire que les bruits de tronçonneuses entre le « Lac des Cygnes » et le « Boléro» de Ravel, ça fait quand même très mal ! En plus j’avais osé poser des haut-parleurs dans le grand lustre de l’Opéra pendant I’inauguration du plafond de Chagall. Ca a été ma première rencontre avec les médias ! Et surtout mon premier rapport avec le public, et à mon avis, celui de l’Opéra est le plus éclectique, le plus hétéroclite : il y a aussi bien des lecteurs de «Pif le chien » que du « Figaro Magazine ». Après cette aventure, j’ai senti qu’il y avait un cross-over à trouver sur le plan artistique. Je tenais des informations du rock, du classique, du jazz, de la musique contemporaine, et j’ai eu envie d’appliquer tout ca, aussi bien en faisant des pubs pour Coca-Cola que des musiques de ballets, de films, de télé, de chansons. J’ai produit un des bons disques de Patrick Juvet, et de Christophe. J’ai enregistré avec des musiciens comme Ray Parker. J’ai fait plein de trucs pendant quatre-cinq ans avec, comme idée de fond, une sorte de métissage des genres. Au Grm, j’avais été en contact avec les premiers synthétiseurs, et j’avais décidé d’être mon propre luthier. On fait de la musique sur des instruments crées au XVlIe siècle. Finalement, on fait du neuf avec du vieux. On prend un violon et on lui colle un micro, c’est un peu comme lui filer une jambe de bois, une prothèse. J’ai donc fait « Oxygène » un peu en réaction à tout ça. Je voulais revenir à des harmonies très simples, utiliser surtout celles du rock, du blues ou on a deux ou trois accords et porter mon effort sur le son, le timbre, et travailler afin de les rendre plus complexes. J’ai fait tout ça chez moi, dans une salle de bains aménagée, sur un petit magnéto huit pistes. « Oxygène » est 1 00% ordinateur et synthétiseur ! Toutes les maisons de disques I’ont refusé. Le seul qui a accepté de jouer le jeu, c’est Francis Dreyfus. II I’a sorti, et après, ça a eu le succès qu’on connaît. C’est devenu N° 1 partout. ça a marché aux Etats-Unis, en Angleterre. On considérait « Oxygène » comme un disque expérimental, mais au bout de trois mois, je me suis aperçu que c’était un disque hyper-commercial, Et le succès a été tel qu’il y a eu des retours de bâton.
Lui Ca a déclenché très rapidement une polémique au niveau de la critique. On a même parlé de musique de supermarché.
Jarre C’était en 1976, l’année des nouveaux philosophes. Ca a coïncidé avec la sortie d’« Oxygène » dans le monde entier. J’ai été élu personnalité de l’année par « People Magazine ». Les Américains ont fait des articles qui associaient Lévy, Glucksmann et moi, alors que ça n’avait rien à voir.
« Dans les rayons lingerie, on va mettre une musique plus sensorielle pour favoriser les achats de ” soutiens-gorge… »
C’était aussi le moment où des gens comme Folon, Topor ont commencé à faire des couvertures pour les magazines américains avec une démarche particulière qui était : on s’échappe des ghettos, des galeries de peinture, pour exposer où le public nous verra. Et vis-à-vis de tout ça, simplement, je n’ai pas été géné que des supermarchés utilisent ma musique. Et même, à la limite, ça m’a amusé. C’était ma forme de réaction par rapport au Grm et à une certaine musique contemporaine dite « sérieuse » qui me faisait chier. Ce n’est pas le principe de diffuser de la musique dans les endroits publics qui est à dénoncer, c’est souvent la musique et les raisons pour lesquelles on la passe. Dans les rayons lingerie, on va mettre une musique plus sensorielle ou plus dynamique pour favoriser les achats de soutiens-gorge. On m’a beaucoup interrogé à ce sujet. Visiblement, ça excitait les médias.
Lui Comment expliquer qu’« Oxygène » se soit retrouvé tout de suite partout ?
Jarre Tout simplement parce que les gens se sont approprié cette musique, avec ou sans mon autorisation. Ce n’est pas en passant de la musique dans des endroits publics qu’un disque touche les gens, marche ou pas, comme le disaient les médias. C’est I’inverse. C’est à cette époque que Francis a dû argumenter avec la Sacem. Toutes les musiques de rock qui étaient diffusées à la radio étaient considérées comme entrant dans la catégorie « musique légère », et le reste était qualifié de « musique lourde». II Y a eu toute une polémique totalement absurde à mon sujet, car j’avais été classé pour toutes mes oeuvres en section « musique lourde », et à partir du moment où je passais dans un hit-parade, cela devenait alors de la musique légère. Et la Sacem a décidé que pour être qualifié de «musique lourde », les critères devaient être ceux d’une musique symphonique, jouée par un orchestre, ou appliquée à une oeuvre dramatique jouée dans un théâtre. « Oxygène » a été repris par cent vingt cinq troupes de ballets dans le monde et tout a alors été réglé. Et quand «Oxygène » est passé dans la section « musique Lourde », tout a suivi; c’est-à-dire Pink Floyd, Mike Olfield et les autres. II y a eu toute une époque Ou plein de choses ont changé. Je sais qu’après, on m’a tout piqué. Surtout la pub qui a repris I’esprit, le concept d’« Oxygène », pour finalement les galvauder. Plein de trucs ont dérivé d’« Oxygène », d’« Equinoxe ».
Lui « Equinoxe » en deuxième position, a-t-il eu le même retentissement ?
Jarre « Equinoxe », un an et demi après, début 1978, est devenu N° 1 en Angleterre. Ce qui était inimaginable, c’est que, pour la première fois, un Français était disque de platine là-bas. Des tas de groupes ont été influencés par ce son-Ià, et je pense que ça a déclenché le développement du synthétiseur dans les groupes anglais. Je faisais tout tout seul. C’est pourquoi le son, la structure, la rythmique étaient différents. Et puis, il y a eu le concert de la Concorde, en juillet 1979. Avec un million de personnes ! Je suis dans le « Guinness book of records » pour la plus grosse manifestation, devant Woodstock et les autres. C’était extraordinaire ! L’île de Wight sur la place de la Concorde! On a retrouvé
« L ‘île de Wight sur la place de la Concorde!
Le Préfet a du passer par les égouts pour arriver au centre de la place ! »
Trois cent cinquante chaussures, il y a eu sept accouchements. Le Préfet a dû passer par les égouts pour arriver au centre de la place.
Lui Et ce concert, qui a eu l’idée de le faire ?
Jarre Apres le succès d’« Equinoxe », Europe 1 et la ville de Paris m’ont proposé de faire un spectacle musical en me laissant le choix du lieu. Par boutade, j’ai demandé la place de la Concorde, et ça a marché ! Mon idée était de ne surtout pas faire un spectacle traditionnel, mais un spectacle musical. Un show à 360° pour que tout le monde puisse en profiter. J’assurais la partie musicale au centre de la place. Et avec Max de « Hold up» , on a fait des projections gigantesques sur I’hôtel CrilIon, le ministère de la Marine et la Madeleine. Tout ça sur un écran de trois cents mètres de long sur vingt de large. Ca commençait par I’église de la Madeleine qui s’envolait, comme un décollage de fusée : un effet complètement dément! On avait aussi un laser et un feu d’artifice électroniquement synchronisés avec la musique. J’avais fait rénover toutes les fontaines de la place de la Concorde parce que je voulais les coupler en rythme avec le feu d’artifice. Tous les lampadaires avaient des gélatines de couleurs différentes, on se serait cru sur une place de bal italienne. Mais le plus surréaliste dans I’histoire, c’est quand je me suis retrouvé à la Préfecture de Police avant le concert, en train d’expliquer aux flics assis dans une salle de classe et moi au tableau noir ce que j’attendais d’eux. Le concert a duré deux heures et on a eu un million de personnes.
« Les concerts en Chine ont été la fin d’une phase de travail solitaire, dans one sorte de bunker. »
Et le lendemain, il y a eu le défilé du 14 juillet et seulement soixante mille personnes. Alors les infos ont écrasé le coup. Par contre, ça a fait la Une des journaux du monde entier. Après la Concorde, André Goldsmith, qui est le plus grand organisateur de shows anglais, m’a proposé de faire un spectacle avec Supertramp à Wembley. J’aurais très bien pu rentrer dans ce trip et faire de I’argent. J’ai refusé.
Lui Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à choisir la Chine ?
Jarre Les concerts en Chine ont été pour moi la fin d’une phase où je travaillais en solitaire, dans une sorte de bunker. J’avais fait le tour d’une utilisation un peu traditionnelle du synthétiseur, de ce que j’appellerais la première génération des synthétiseurs. Tous les sons avaient été tellement galvaudés dans la pub, le côté « Goldorak » , « Star War » . Et je ne me suis jamais senti particulièrement branché sur le côté cosmique. Je voulais surtout me frotter à d’autres cultures, à ces musiques extra-européennes que j’avais étudiées au Grm, La Chine me fascinait sur le plan musical et sociologique. Je ne suis pas allé en Chine pour me dire que j’étais le premier à le faire. Ce que les médias ont traduit, c’est : « II est le premier Français là-bas, il va vendre beaucoup de disques, donc gagner beaucoup d’argent. Alors quand on sait qu’il n’y a aucun accord entre la Sacem et la Chine.., » Ce qui m’a fait chier, c’est qu’on n’ait parlé que de I’apparence des choses, et de m’apercevoir qu’on est dans un univers ou on a de plus en plus de moyens de communications, de médias, et qu’on a de plus en plus de mal à communiquer. Pour des raisons politiques ou sociologiques, ou de jalousie parfois. Tout est filtré à travers une sorte de prisme déformant. C’était une fantastique entreprise française faite à I’étranger. Et pour une fois, les Américains n’étaient pas dans le coup. Un type comme Lang I’a un peu réalisé, ainsi que Mitterrand. La véritable raison de ce – choix, c’est le vieux rêve que j’avais de pouvoir m’exprimer un jour devant un public « vierge » de paramètres occidentaux. La Chine est le berceau de la musique orientale plus que l’lnde, que le Japon. Après la Concorde, les Chinois avaient montré de I’intérêt pour ce que j’avais fait. Je suis donc allé donner des conférences à la radio de Pékin, à la télévision, et au Conservatoire de Shanghai. Je leur ai fait une sorte de miniconcert sur un synthé que j’avais. Et trois mois plus tard, je reçois une lettre adressée au « Grand Maître de l’Electricité ». Ca venait du ministère de l’lndustrie légère qui me demandait les plans d’un synthétiseur pour pouvoir en fabriquer. Et je me suis pris le pied de ma vie à leur envoyer ceux des synthétiseurs japonais ! Ce que je trouvais un juste retour des choses, dans la mesure où les Japonais nous avaient tellement piraté pendant des années. Quand ils m’ont proposé de faire un concert, je n’ai pas voulu venir avec un spectacle tout fait, avec mes instruments pour faire une musique qui soit purement occidentale. Je voulais une véritable fusion avec un orchestre traditionnel chinois. J’ai pris un thème de leur folklore, et ce thème je l’ai recomposé pour en faire un morceau de huit-dix minutes, dont la forme musicale pourrait être apparentée à une suite de jazz. Mais avec une partie chinoise et une partie électronique.
« Trois mois plus tard, je reçois une lettre de Chine adressée au “Grand Maître de l’Electricité” . . . »
J’avais envie d’apprendre, de voler des choses de la Chine et, en même temps, de leur faire connaître une musique synthétique, ma musique. La démarche d’un artiste est avant tout égocentrique, et il faut I’assumer, parce que c’est sa raison d’être.
Lui Et le disque unique vendu aux enchères, c’était une coquetterie, un truc ?
Jarre J’ai toujours aimé le disque en tant qu’objet. Dans les années soixante-soixante-dix, le public était plus sensible à la magie, au mystère d’une pochette de disque. Actuellement, le disque est dévalorisé, standardisé par I’industrie et les médias. D’autre part, il y a eu tous ces problèmes de piratage. C’est vrai que ça pénalise I’industrie du disque. Mais il ne faut rien exagérer, car à partir du moment où un artiste est piraté, cela veut dire qu’il est reconnu, qu’il existe. Evidemment, tout ça est très répréhensible et plein de conséquences. Lorsque des gens font du trafic de disques comme on fait du trafic de drogue, bien que le disque ne soit pas aussi pernicieux que la drogue, sauf quand on voit quelqu’un comme Dorothée, on peut poser le problème. Mais enfin, c’est moins dévastateur. Pour en revenir à la question, j’avais pensé que ce serait marrant de faire comme un clin d’oeil au public qui me suivait. Une sorte de cadeau, qui serait un disque que je ferais très sérieusement, qui serait diffusé une seule fois, pour que ceux que ça intéresse puissent I’enregistrer et I’avoir gratuitement. j’ai eu I’idée de faire une campagne de pub sur R.T.L. avec des slogans comme « Piratez-moi tel jour, à telle heure ! » Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de télex d’insultes qu’on a reçu! Les gens croyaient que je faisais un coup et qu’un mois après, j’allais sortir le disque. Et là où j’apprécie vraiment de travailler avec un producteur comme Francis Dreyfus, c’est qu’alors qu’aucune maison de disques n’aurait jamais accepté de jouer le jeu, il a marché à fond dans le coup. Et il a fait annoncer dans le « Billboard », revue internationale, que ce disque avait été vendu onze mille trois cent soixante-deux dollars aux enchères. Bien sûr, à la suite de cela, des tas de maisons de disques m’ont demandé de refaire la même chose en Angleterre, aux Etats-Unis. Une galerie de New York m’a proposé de sortir une série de disques que je vendrais à la pièce, comme des tableaux, ce qui était une idée intéressante et bien gambergée au niveau du blé. j’aurais pu penser alors que j’avais trouvé un filon et I’exploiter. Mais pour moi, c’est impensable.
Lui Vous continuez de dérouter votre public avec « Zoolook ». considérez-vous ce dernier disque comme I’aboutissement de vos investigations en matière de recherche musicale ?
Jarre Je crois que la définition d’un artiste, c’est de ne pas être là où on I’attend. J’ai une sorte d’instinct de survie qui me pousse à me détourner moi-même du chemin sur lequel j’étais pour ne jamais être là où je m’attendrais moi-même. « Zoolook » est une étape, en aucun cas un aboutissement. II y a cinq ans, Bernard Lefort, qui était à I’epoque directeur de I’opéra de Paris, m’avait demandé de penser à une sorte d’opéra moderne. J’avais été très intéressé, mais très prudent aussi. L’opéra est un genre qui appartient au XIXe siècle. Les auteurs d’opéra d’aujourd’hui, ce sont Kubrick, Lucas, Spielberg, Visconti.
« J’ai eu I’idée de faire une campagne de pub avec des slogans comme : “Piratez-moi tel jour a telle heure !” »
Mais ce qu’il y a de fascinant dans I’opéra, c’est I’utilisation du matériau vocal différente de la chanson. J’ai donc commencé à gamberger là-dessus, et petit à petit m’est venue l’idée de « Zoolook ». Et I’envie de collectionner, de piquer à travers le monde des tas de langages parlés ou chantés avec comme unique critère de sélection ce que ça provoquait en moi sur le plan épidermique. Donc une réaction purement émotive et non une démarche scientifique. J’ai sélectionné des syllabes ou des phonèmes qui avaient le don de me faire dresser les poils sur la peau. Ces sons, je les ai enregistrés, trafiqués avec le Fairlight, et j’ai pu alors les utiliser exactement comme un son de synthétiseur. Le truc dément, c’est que dans un seul phonème hongrois, qu’on ne peut évidemment pas comprendre, on peut retrouver toute la culture, toute I’Histoire. Le son humain charrie beaucoup plus de choses que n’importe quel son d’instrument. Et c’est pour ça que – la musique qui fascine le plus est la musique vocale, aussi bien – dans I’art populaire que dans I’art savant.
Lui Pourquoi n’avoir gardé que les phonèmes et pas un seul mot — compréhensible ?
Jarre J’ai toujours recherché une sorte de métissage des genres, des formes, ainsi que des instruments et des sons. II y a le métissage des genres, c’est-à-dire le fait que toute la musique occidentale depuis ies chants grégoriens, ne serait qu’un accident gigantesque. Musique evidemment prolifique, géniale, mais à relativiser dans I’histoire de la musique. Et puis, ii y a le métissage des sons. Mais ce qui m’intéresse au niveau de I’utilisation de différents sons, ce n’est pas une certaine mode de la musique africaine par exemple, ou en fait on se contente de prendre des groupes africains et de coller du rock dessus, un batteur et une guitare électrique. Je pense qu’il y a la une récupération artificielle assez limitée. Je voulais complètement oublier le contexte, pour ne garder que les impressions. Ma démarche consistait à prendre une syllabe russe, une anglaise, une africaine, des sons volés de partout, et revenir à une musique concrète, – filtrée par ma propre sensibilité. Me servir de ce matériau pour atteindre quelque chose de complètement particulier. Je crois que les artistes au départ sont des voleurs, des récupérateurs. On s’aperçoit que quelqu’un comme Bach, pour faire une musique authentiquement originale, a piqué des tas de trucs chez Vivaldi, ou Scarlatti ; que les gens du jazz ont piqué à la musique africaine et ceux du rock au jazz. Que les Beatles ont été les plus originaux parce qu’ils ont tout mélangé.
Lui L’échec d’un disque, ça peut arriver. Comment prendriez-vous vos distances par rapport à cette éventualité ?
Jarre Evidemment, je réagirais avec une certaine tristesse, mais ça ne m’arrêterait pas. Je considère « Zoolook ” comme une étape , un carrefour. Cela fait peur à certaines maisons de disques, enthousiasme les autres. Je lis une critique où on me descend, ça me fait chier. Mais cela a une importance relative si on continue. C’est pour ça que j’ai la plus grande admiration pour un type comme Picasso qui ne s’est jamais arrêté. Ce qui est grave, c’est de devenir un gestionnaire, de vivre sur son fonds de commerce.
« Si on n’a rien a dire, on ne le dit pas plus avec une flûte a bec qu’avec un synthétiseur ! »
J’ai décidé aussi de prendre plus de distances par rapport aux médias. J’ai I’impression d’avoir avec eux des rapports un peu trop bordéliques, de céder à une sorte d’autosatisfaction. On vous demande vos états d’âme et, au début, cela fait quand même plaisir. Mais finalement, tout devient très vite superficiel. Et puis ça ne sert pas à grand chose. Quand on me demande pourquoi j’ai appelé cet album « Zoolook “, je n’ai pas envie de répondre, parce que si on écoute le disque, ça se comprend tout seul. Je ne vais pas commencer à dire, vous savez « Look », ça veut dire regard; «Zoo», c’est le zoo humain, c’est mon regard sur le monde. Si on commence à expliquer, ça détruit le mystère.
Lui Suivez-vous toujours les perfectionnements techniques ?
Jarre Plus les instruments sont sophistiqués, plus il faut être pointu. Moins on a d’idées, moins on pourra les exprimer sur un instrument complexe. Si on n’a rien à dire, on n’arrive pas plus à le dire avec une flûte à bec qu’avec un synthétiseur !
Lui Si on vous demandait votre avis sur les réformes les plus urgentes à faire dans I’enseignement de la musique en France ?
Jarre Ca c’est un de mes dadas depuis longtemps : la possibilité que des artistes ou des créateurs quels qu’ils soient, aillent enseigner dans des écoles et que leurs prestations soient déductibles de leurs impôts. Comme aux Etats-Unis ou en Suède. Vous imaginez ça! On pourrait aussi bien avoir Rostropovitch, Miles Davis, qu’EIton John dans n’importe quel collège. Et pour parvenir à profondément changer I’enseignement de la musique, ii faudrait s’inspirer davantage des Orientaux, avoir une approche intuitive de la musique, commencer par écouter. Un enseignement plus proche de ce que les enfants écoutent. Partir de leur contexte quotidien, que ce soit une chanson de Michael Jackson ou la partition de « West side story “, de «Grease » ou d’un truc de télévision. Le synthétiseur est un instrument fabuleux pour une approche de la musique car il permet de toucher pratiquement tous les sons. II faut cesser d’avoir une attitude théorique au bénéfice d’une attitude tactile. Ne pas commencer à enseigner un code aux enfants, I’harmonie, le solfège, mais à fabriquer un son, à le sculpter de façon plus concrète. Et surtout ne pas laisser les gens dans cette espèce d’abstraction liée à la musique. On doit désacraliser la musique. Et pour parvenir à profondément changer I’enseignement de la musique, il faudrait s’inspirer davantage des orientaux. Apprendre à fabriquer un son, à le sculpter, mais de fa