Un milliard de Chinois et moi et moi et moi…
Cinq concerts en Chine, un film d’une heure vingt à la télévision: Jean-Michel Jarre est un compositeur heureux. Et en colère : « Le succès en France est toujours suspect », dit-il.
LE NOUVEL OBSERVATEUR. – Jean Michel Jarre, qu’êtes-vous allé faire en Chine ?
JEAN-MICHEL JARRE. – Vivre un vieux rêve. Dans les années soixante, on s’est beaucoup intéressé à la musique indienne, au point de la galvauder, de la patchouliser. Plus récemment, des musiciens se sont tournés vers la musique africaine. La musique chinoise, personne ne connaissait. Alors je me suis lancé une sorte de défi : m’exprimer devant un public qui n’a pas nos références culturelles.
N. 0. – Il y a un peu de mégalomanie dans votre démarche : vouloir être le premier musicien occidental à conquérir le public chinos ! Dans cette aventure, vous jouez un peu les Tintin au pays des gardes rouges, vous vous prenez pour une sorte d’ambassadeur culturel.. .
J.-M. JARRE. Ah ! nous y voila Aujourd’hui, il faut absolument tout classer- On est celui qui vend le plus de disques, celui qui n’en vend plus ou celui qui est le premier à aller en Chine. Si les Chinois m’ont considéré comme I’ambassadeur d’une certaine musique moderne, je n’y peux rien. C’est I’une des raisons pour lesquelles ils m’ont accepté : pour eux, je suis le représentant d’une musique qui n’est liée à aucun passé récent qu’ils ont pu critiquer, une musique de I’avenir, du futur. C’est d’ailleurs une interprétation qui les regarde parce que moi, I’image Goldorak ou la Guerre des étoiles du synthétiseur, je trouve ça ridicule Je ne me suis pris à aucun moment pour l’ambassadeur de quoi que ce soit. Si on pense cela ici, c’est peut-être aussi qu’il n’y a pas beaucoup de Français qui vont faire des choses hors des frontières. Moi je pense que le meilleur moyen de préserver notre identité culturelle est d’arrêter de se plaindre de la colonisation américaine et d’exporter ce que nous faisons.
N. 0. – Jean.Michel larre, vous avez vendu combien de disques depuis « Oxygène », votre premier album en 1976 ?
J.-M. JARRE. – Je ne sais pas exactement. Entre dix-huit et vingt millions, je crois.
N. 0. – Ca ne suffit pas ?
J.-M. JARRE. – Ecoutez, si vous voulez dire par là que j’ai pensé qu’il y avait un milliard de Chinois et que cela représente donc un miltiard d’acheteurs de disques potentiels, vous m’insultez.
N. 0. – Mais c’est un beaucoup de pub tout de même.
J.M. JARRE. – Un beau coup, comme vous dites, qui m’a pris deux ans de ma vie. Si j’étais comme vous semblez le penser, obsedé par le succès, il me serait plus facile de faire des tournées en France, de remplir le Palais des Sports pendant trois semaines chaque année et de produire des disques tous les six mois comme on me le demande. Seulement voilà, I’argent que j’ai gagné, je I’ai reinvesti dans ce coup-là. Et ça pouvait très bien capoter .
N. 0. – C’est-à-dire ? Combien d’argent ?
J.-M. JARRE. — Cinq millions en tout. C’était un risque énorme que nous avons pris, Francis Dreyfus qui produit mes disques, la chaine de télevision anglaise qui a permis de tourner le film et moi. Et je trouve quand même pitoyable qu’en France tout le monde estime normal – qu’un Coppola ou un Spielberg puissent faire des films qui coûtent des millions et en assurent logiquement la promotion. Mais qu’un musicien français ait du succès à l’étranger, alors là tout change le mec fait du fric, on le traite de représentant de commerce. Jarre fait de la merde ! Jarre, c’est I’Yvette Horner du synthétiseur ! O.K. ! Ce que vous ne digérez pas en
fait, c’est que les Chinois aient aimé ce que j’ai fait. Les medias français sont d’ailleurs les seuls dans le monde a avoir cette attitude-là.
N. 0. – Peut-être parce que vous vous y entendez comme personne pour faire vos relations publiques. . . On vous voit dans tous les journaux. Bravo !
J.-M. JARRE. – D’accord, parlons de ça. A condition qu’après on passe à la musique. D’abord, j’ai une vie qui est à l’opposé de celle d’une star. On ne me voit jamais dans une boîte. Je n’aime pas sortir, c’est tout. Il se trouve que ma femme est actrice et que chaque fois qu’on se balade, des photographes nous emmerdent. Mais vous nous avez déjà vus à la une de «France-Oimanche » ?
N. 0. – N’empêche, votre marketing est au point, vous êtes un jeune homme à la mode…
J.-M. JARRE. – C’est sûr, si j’avais le physique de Woody AlIen, vous me laisseriez tranquille. Soyons sérieux : prenez un type comme Gainsbourg, que j’aime énormément d’ailleurs, il a une vie dix fois plus mondaine, lui il s’y connaît en marketing. Mon erreur, probablement, c’est de manquer de cynisme. Et puis si j’étais aussi efficace, vous croyez que j’aurais attendu six ans pour pouvoir rencontrer un journaliste du « Nouvel Obs » ? Bon, maintenant, si vous voulez qu’on fasse une vraie interview, je suis prêt.
N, 0. – Comment avez-vous commencé ?
J.-M. JARRE. – J’ai fait mes classes d’écriture classique, harmonie, fugue et contrepoint et j’ai joué dans des groupes de rock dont la notoriété ne dépassait pas mon quartier. C’ctait dans les années soixante. J’ai pris conscience alors que chacun vivait dans son ghetto, qu’il y avait le ghetto du classique et le ghetto du rock. La musique était encore enseignée – elle I’est toujours – à partir de bouquins datant du XIXè siecle. Tout cela m’avait I’air profondément décalé par rapport à l’époque dans laquelle nous vivions. Je suis donc entré dans le Groupe de Recherche musicale de Pierre Schaeffer où j’ai passé trois ans très importants pour moi. Je l’ai quitté le jour où je me suis aperçu qu’autour de moi les gens faisaient finalement beaucoup plus de mathématiques appliquées à la musique, de philo appliquée à la musique, de socio appliquée à la musique que de musique proprement dite.
N. 0. – C’est à ce moment que vous avez décidé de viser le grand public.
J.-M. JARRE. Ce n’est pas parce que des millions de gens à un certain moment vous écoutent que vous faites obligatoirement de la soupe. Avant le succès, j’ai fait des disques que personne ne connait parce qu’ils se sont vendus à dix-sept exemplaires. On a encore en France une attitude bourgeoise, un réflexe de classe envers la musique. Alors du coup, si vous vendez des millions de disques, votre musique est rabaissée. II faudrait enfin se rendre compte que tout change. Aujourd’hui, entre le créateur et le public, il y a des haut-parleurs. Le disque, la bande magnétique, la radio.
N. 0. – Et vous vous êtes engouffré dans l’électronique.
J.-M. JARRE. – L ‘électronique, c’est la nouvelle lutherie. Et c’est avec I’électronique que la musique est la moins trahie quand elle passe à travers Ies nouveaux moyens d’écoute. Communiquer au public sa sensibilité, c’est bien l’objectif, non ? L ‘ennui, c’est qu’en matière d’electronique on a toujours en France l’attitude de l’ Amazonien devant un piano. On se dit : qu’est-ce que c’est que ca, une soucoupe volante ? Une machine à coudre ? On croit que le synthétiseur est un instrument robotisé, froid, incapable de produire la moindre émotion.
N. 0. – Mais c’est vrai.
J.-M. JARRE. – C’est vrai. Mais pour le piano aussi. Et pour tous les instruments. II faut un bonhomme au piano comme il faut un bonhomme au synthé. Et ce dernier, parce qu’il permet de créer de nouveaux sons, est plus riche qu’un instrument acoustique.
N. 0. – Ca vous choque d’être considéré comme un compositeur pour public de supermarchés ?
J.-M. JARRE. – Mais pas du tout, c’est exactement ce que je souhaite. La musique occidentale était jusqu’ici une musique pour specialistes. Elle est en train de réintégrer la vie quotidienne des gens comme cela s’est toujours passé en Chine, en Inde, dans les pays ou le rapport à la musique est simple et naturel. Ce qui est formidable, c’est que la musique peut désormais arriver partout. Dans les supermarchés, les ascenseurs et les aéroports.
N. 0. – Encore faut-il qu’il s’agisse toujours de musique, et pas ce sirop qu’on en tend partout.
J.-M. JARRE. – La musique actuelle est parfois débile. Mais le principe de diffuser de la musique dans les endroits publics, lui, n’est pas débile. Et le Walkman non plus car, pour la première fois il est permis d’avoir une relation individuelle et libre avec la musique.
N. 0. – Vous pensez sérielusement que le Walkman va sauver la musique occidentale ?
JM Jarre : vous avez tout compris.