Jean-Michel Jarre : « La musique n’est pas une affaire de spécialistes la musique se vit et n’est reversée à personne en particulier… »
Synthétiseurs : ils ont fait leur apparition dans notre paysage sonore depuis une quinzaine d’années, remember « SWITCHED ON BACH » (1} et Walter CARLOS posant en habit et perruque dix-huitième siècle devant ces armoires noires aux multiples potentiomètres et connections câblées, semblables à d’antiques standards téléphoniques. Le musicien devient peu à peu technicien aux commandes de générateurs transformateurs de son capable de créer tous les timbres que son esprit entend plus ceux qu’ il n’entend pas. Séquenceurs, programmeurs qui permettent au compositeur de devenir son propre interprète en controlant plusieurs machines qui, à leur tour, controlent plusieurs claviers. Une ambiance de science et de fiction quand les laboratoires où sont nés « VARIATIONS POUR UNE PORTE ET UN SOUPIR » ou « LE LIVRE DES MORTS TIBETAINS » de Pierre HENRY se miniaturisent et, grâce aux progrès techniques, deviennent d’une manipulation aisée. En 1981, le groupe KRAFTWERK ( « Wir fahren fahrenauf dem Autobahn… » ) fait le tour du monde avec son studio d’enregistrement conçu également pour la scène. Entre ces deux extrêmes, une vague venue d’ Allemagne propulse les Klaus SCHULZE, TANGERINE DREAM et autres POPOL VUH vers le succès mondial.
L’électroacoustique s’appelle désormais électronique et est utilisée avec plus ou moins de bonheur dans toutes les formes de musique. L ‘ordinateur se fait complice du créateur, nous I’avons vu de nombreuses fois dans ces colonnes, et les boites à rythmes marquent ia mesure d’une civilisation qui s’automatise chaque jour un peu plus. Au début des années soixante dix, Jean-Michel JARRE fait ses expériences et quand il n’écrit pas pour CHRISTOPHE ( si si) , il s’initie aux secrets des petites machines à générer le son. Une étape au Groupe de Recherche Musicale ( alias GRM ) mais l’envie d’aller vers autre chose qu’une musique à tendance elitisto-culturelle ( aie ! aie ! aie ! ) qui s’épanouit difficilement dans les spirales de I’avant-garde. . « DESERTED PALACE », forme de premier album sorti en 1973, suite de morceaux très courts ( jingles ? ), passera inaperçu (2). « OXYGENE » quelques années plus tard, dont aucune compagnie ne voudra sauf.. sauf un petit label indépendant conscient de prendre un risque fou ( se re-situer dans le contexte ) mais désireux de faire connaître cette musique et la défendre jusqu’au bout. Le bout ? Ces cinq notes d’une mélodie simplissime que tout le monde fredonne ; bientôt. « OXYGENE IV », le tube électronique de la fin des années soixante dix. Un succès phénoménal ( huit millions d’albums vendus) qui entraîne avec lui son inévitable cortège de detracteurs en tous genres estimant cette « musique légère » plus à sa place dans les supermarchés, les aéroports, les couloirs de métro et autres lieux publics à I’architecture tellement morte que le fond sonore devient une nécessité. A la manière d’un VANGELIS, Jean-Michel JARRE répond « Tant mieux ! » et ne s’arrête pas là. Trois albums plus tard et une prestation de 14 juillet place de la Concorde , trop éloignée d’un véritable concert pour s’y attarder, iI décide de partir en tournée… en chine ! Rien de moins. Là où les mastodontes de I’industrie musicale anglo-américaine ont systématiquement échoué, lui réussit, même si ce pari insensé peut être perdu à la dernière minute à cause d’une situation politique : mondiale pour le moins changeante. Homme de musique, Jean-Michel JARRE est également homme de media qui semble accorder au moins autant d’importance à la promotion de ses disques qu’à leur réalisation. S’il parle de sa musique, il parle aussi de la musique et de I’électronique en général, de I’évolution des techniques qui mettent le synthétiseur à la portée de ( presque ) tous et pour lequel aucune structure d’enseignement n’existe encore en France, des rapports enfin entre les musiciens et cette « nouvelle lutherie ». Cette interviewe réalisée en direct sur Radio ICI et MAINTENANT (3) évoque of course : les concerts en Chine dont le souvenir est loin de s’être estompé juste un an après qu’ils aient eu lieu…
SOUVENIRS DE CHINE…
A.M. : Histoire de ne pas faire comme tout le monde, tu es allé enregistrer ton dernier album (4) en Chine… On sait que de nombreux groupes ont voulu faire la même chose sans jamais y parvenir, alors, comment as-tu fait ?
J.M. : J’ai du envie d’y aller et j’y suis allé…
A.M, : C’est aussi simple que ça ?
J,M, : Presque ! Aller en Chine voulait surtout dire y aller moi-même et ne pas laisser un manager ou un organisateur y aller à ma place. J’ai souhaité avoir un contact personnel avec eux et je pense que le fait que quelqu’un vienne de très loin plusieurs fois pour leur expliquer ce qu’il voulait faire les a beaucoup touchés.
A.M. : Car cette tournée a nécessité plusieurs voyages ?
J.M. : Oui. Je dois dire que c’est une idée que j’avais depuis très longtemps. Durant les années soixante, des tas de groupes comme les BEATLES se sont branchés sur la musique indienne qui est devenue une véritable mode avec ses têtes de file comme Ravi SHANKAR. De nombreux musiciens se sont également intéressé à la musique africaine mais, parlant de musiques extra-européennes, personne ne s’est vraiment branché sur la musique chinoise qui est certainement une des plus riches de l’Orient. En tous cas, la plus ancienne.
A.M. : Au départ, ton intérêt était donc musical ?
J.M. : effectivement. Mais c’est aussi un rêve, le rêve je pense de tout musicien qui est de pouvoir jouer, un jour, devant un public vierge, un public qui n’a pas de références, un public de martiens en fait. Les chinois ayant été coupés de toute influence et de toute information occidentale n’avaient aucune idée de ce que je faisais et n’avaient aucune idée de ce que nous écoutons, de Mike OLFIELD aux BEATLES ou d’ENO à KRAFTWERK. Pendant quinze ans, leur seul univers musical fut une œuvre commandée par la femme de MAO pendant la révolution culturelle à la gloire de son mari. Une sorte de sous Moussorgsky à la sauce piquante que chaque chinois devait apprendre par coeur…
A.M. : Sans vouloir donner un air polémique à notre conversation, j’aimerai faire une mise au point avec toi : ces concerts en Chine ont été en partie retransmis par une radio périphérique et, dans la façon dont ils ont été présentés, il y avait comme un ton de mépris assez désagréable à I’égard des Chinois, une façon de sous-entendre que Jean-Michel JARRE a fait jouer chez des ignares et leur apprendre la musique…
J.M. : Cette attitude n’est pas seulement le monopole de telle ou telle radio mais est une attitude typiquement occidentale qui consiste à se sentir légèrement supérieur à tout ce qui n’est pas de chez nous. Nous avons toujours I’impression que ce que nous faisons sur les plans artistiques et musical est supérieur à ce que font les autres. Ce que je voudrais dire d’abord c’est que les Chinois nous le rendent bien parce qu’ils ont exactement la même attitude vis-à-vis de nous, ce que je trouve sain. Tout ce qui ne vient pas de leur pays est secondaire. Quand tu regardes un planisphère chinois, tu découvres la Chine au milieu et les autres pays tout autour mais très loin. C’est un juste retour des choses même si ce n’est pas plus excusable d’un côté ou de I’autre. Mais des qu’on sort de nos frontières, j’ai remarqué cette attitude colonnialiste que je trouve assez insupportable et c’est ce que j’ai essayé d’éviter en allant là-bas…
J .M. : Tu sais, dès le départ, dès le tout début. J’ai voulu intégrer les Chinois à I’aventure en n’arrivant pas avec un show occidental et en leur disant : « voilà ce que nous sommes capable de faire, prenez-Ie comme ça». J’ai vraiment souhaité qu’il fasse partie du projet et je crois que c’est ce qui les a touchés et qui les a convaincus d’accepter. Chaque membre de I’équipe, qu’il s’agisse des lumières, du laser, du son, avait des assistants chinois qui ont été très très utiles et qui nous ont beaucoup aidé dans la mesure de leurs connaissances à la fois des problèmes techniques et des possibilités du pays. Le plus important pour moi était d’intégrer des musiciens chinois au concert, aux synthétiseurs…
A.M. : Il en existe en témoignage sur l’album, c’est « JONQUES DE PECHEURS AU CREPUSCULE ». Sur ce titre, tes musiciens et toi jouez avec un orchestre traditionnel chinois. Comment cela s’est-il passé ?
J.M. : De façon assez compliquée. Avant la tournée, je suis allé trois fois en Chine : la première fois avec quelques synthés pour leur présenter les instruments et ce que je faisais ainsi que l’idée du spectacle. Quand le projet a été accepté j’y suis retourné pour en parler plus en détails et la troisième fois pour préparer les choses sur un plan purement technique. Six mois avant les concerts, en février 1981, j’ai rencontré les musiciens chinois afin de voir avec eux comment utiliser l’orchestre symphonique traditionnel. J’avais préparé une partition à moitié compréhensible pour eux car ils ne lisent pas la musique selon nos critères. A ce propos, j’ai aussi dû apprendre leur façon d’écrire la musique qui est un système très intéressant et relativement facile. A la suite de cette première entrevue, nous avons communiqué par cassettes interposées car nous n’étions pas vraiment voisins ! Et, en fonction de l’instrumentation que j’avais choisie et des premières partitions, ils ont fait une cassette de base sur laquelle j’ai modifié les arrangements. Après plusieurs échanges et diverses transformations des deux côtés, j’ai répété avec les musiciens qui sont venus en Chine avec moi, trois Français : Frédéric ROUSSEAU, Dominique PERRIER et Roger RIZZITELLI qui avaient à leur disposition uniquement des instruments électroniques. J’ai donc tenté cette confrontation..
A.M. : Confrontation ou mariage ?
J.M. : Disons association entre les instruments anciens d’une part et les instruments électroniques de l’autre en essayant d’éviter le côté anecdotique qui tombe souvent dans les chinoiseries à la « MADAME BUTTERFLY » .. C’est sans doute très exotique mais ça ne va pas très loin… Je n’ai pas la prétention de dire que ce nous avons fait va loin, mais j’ai vraiment voulu intégrer les deux aspects traditionnel et technologique sans inégalités…
A.M. : Au résultat, ça ne semble pas avoir posé de problème…
J.M. : Si et surtout des problèmes techniques multiples mais tout s’est bien passé.
A.M. : Pour composer un tel titre, je suppose que tu connaissais la musique chinoise et surtout les timbres des instruments ?
J.M. : Quand on commence à se brancher sur la musique chinoise, on s’aperçoit qu’elle est d’une plus arande diversité que la nôtre. Il y a en Chine des musiques qui rappellent la musique tzigane, la musique de l’lslam, d’autres qui ont une couleur un peu russe…
A.M. : II y a même des résonances celtes (5)…
J.M. : Cela ne m’étonne pu du tout. Chaque région, en Chine, à sa musique particulière. Mais nous sommes là.
A.M. : lci et maintenant …
J.M. : A parler de la Chine de manière assez légère, je veux dire qu’il ne faut pu croire que tout est rose là-bas. Bien sûr on a pu lire dans la presse que je partais donner des concerts en Chine, que, pour la première fois les chinois avalent accepté un artiste occidental etc… etc… Mais ce n’est pas ça qui est important.
A.M. : Alors quoi ?
J.M. : C’est peut-être d’être parti là-bas avec soixante dix personnes et seize tonnes de matériel. Je peux te dire qu’au bout de trois semaines, ce groupe de soixante dix personnes, toutes d’origines différentes, ont eu une réaction complètement négative quand nous sommes arrivés à Hong-Kong qui est une sorte de caricature du monde capitaliste dans ce qu’il a de plus grotesque. Et certains d’entre nous, sans aucun rapport avec des histoires de politiques, ont eu envie de retourner à Pékin.
A.M. : La transition doit être bizarre, même si, en Chine. vous étiez « protégés »…
J.M. : Quand tu es en Chine, au bout de deux ou trois jours, tu n’éprouves plus le besoin de porter une montre ou d’avoir un appareil photo sur toi. le t’assure que cela parait presque indécent. Je ne parle pas de folklore, je parle de quelque chose qui m’a frappé car nous nous sommes retrouvés avec des gens qui ont une notion du temps totalement différente de la nôtre et qui vivent dans un système de valeurs qui n’a rien a voir avec celui que nous connaissons. Toutes nos soi-disantes valeurs occidentales comme I’économie, la pub, le sexe, l’émulation, les rapports avec l’argent, n’existent pas. Tu as parfois I’impression de te retrouver sur une autre planète…
A.M. : Mais votre travail en tournée vous a-t-il réellement permis de voir la Chine, je veux dire autre chose que des aéroports, des hôtels et des stades ?
J.M. : En ce qui me concerne, j’ai eu le temps tors de mes précédents voyages, mais lors de la tournée, nous n’avons pratiquement pas pu sortir des hôtels et des stades. Quand nous n’avions pas de concerts, nous répétions le soir afin de régler les problèmes techniques que nous n’avons cesse de rencontrer. Et, en Chine, une soirée de fête se termine vers neuf heure car les gens se lèvent très tôt, vers quatre heure du matin qui est plutôt l’heure à laquelle on se couche en tournée !!!
A.M. : Quel public est venu à ces concerts ?
J.M. : Au premier concert, nous avons eu un peu peur parce que c’était la soirée officielle et nous avons toute l’armée, les autorités ainsi qu’un public qui paraissait très filtré. Des gens assez inhibés qui avaient peur de donner une opinion, qu’elle soit négative ou positive. C’est pour ça que pas mal de gens ont pu dire que les Chinois n’avaient pas vraiment réagi au concert, n’avaient pas compris ce que nous faisions. Et c’est vrai pour le premier soir où le public était complètement contrôlé. Le deuxième soir a été très différent…
A.M. : Vous avez peut-être mieux joué ?
J.M. : Sûrement aussi mais le public n’était pas le même. Et nous avons réagi en nous disant que nous n’avions pas fait 18 000 kilomètres pour ne pas avoir de vrai contact avec le public chinois. C’est allé crescendo de concert en concert. A Shanghai en particulier où nous avons eu énormément d’étudiants, de paysans et de travailleurs de la ville et de ses environs…
A.M. : Tu est passé à la radio Ià-bas ?
J.M. : Les concerts étaient annoncés et j’ai été étonné de réaliser que la radio chinoise diffuse de la musique à travers tout le pays, ce qui représente quelque chose comme 500 Millions d’auditeurs ! Des haut-parleurs ont été installes à chaque carrefour dans les villages et même dans ies rizières. Ces installations servaient à la propagande jusqu’à la mort du président MAO mais aujourd’hui, on s’en sert pour diffuser de la musique. « OXYGENE » a été le premier disque occidental à être diffusé dans les rizières…
A.M. : De ce voyage, ont déjà été tiré un double-album et un film pour la télévision…
J.M. : Tu sais, la Chine, ce n’était pas seulement des concerts mais un concept multi-media. Nous avons voulu essayer de sortir simultanément avec le disque, un film, une vidéocassette et un bouquin. Tout le monde parle de ce fameux carrefour audiovisuel où doivent se rencontrer les musiciens, les gens de cinéma, les photographes ou les écrivains et finalement, ça ne se passe pas vraiment. Prends I’exemple d’un disque comme « THE WALL » des PINK FLOYD ou bien « TOMMY » des WHO, deux albums dont on a fait des films mais qui sont sortis longtemps après les disques. Nous essayons de tout sortir dans un laps de temps rapproché car ce que donne le film, le disque ne peut pas le donner et, au niveau du bouquin, c’est encore une vision différente de l’histoire de ce voyage. Nous avons même prévu de sortir un vidéodisque aux U.S.A.
A.M. : Un mauvais esprit dirait que tu fais feu de tout bois !
J .M. : Absolument et je suis fier de faire feu de tout bois ! Parce que je crois qu’il faut essayer de sortir de ce complexe qu’ont les gens du disque – complexe qu’on leur a mis sur les épaules depuis pas mal de temps – et qui fait que dès qu’un artiste a un succès commercial avec un disque, on dit que c’est une boite de mayonnaise ou un tube de dentifrice ! C’est une réaction très spécifique à la France, aux journalistes et aux media français. Quand WOODY ALLEN ou STANLEY KUBRICK viennent présenter leur nouveau film, on ne leur reproche jamais de faire de la pub par rapport au film ! II faut que ça rentre définitivement dans les moeurs. Et si nous parIons de la difficulté de faire des concerts en Chine, il ne faut surtout pas oublier que ça a été un effort très important aussi bien sur le plan de I’énergie et du temps passé que sur le plan financier car cette tournée a été produite par une petite société française et pour elle, pour tous ceux qui ont participé à I’aventure, j’espère que le film pourra être diffusé et que le livre pourra se vendre. Tout ça fait partie d’un ensemble de choses qu’il faut assumer aujourd’hui en étant conscient que cela fait partie de la création. La seule façon de rester créatif aujourd’hui est, me semble-t-il, de profiter de I’industrie…
A.M. : Apres la Chine, as-tu d’autres projets de concerts ?
J.M. : Oui, peut-être d’ici huit ou dix mois, des concerts en Europe liés au prochain album. Tu sais que les milieux officiels ont tendance à dire que nous sommes envahis par la musique anglosaxonne et je ne crois pas que la solution, proposée par certaines personnes, soit d’instituer une sorte de protectionnisme musical. Cela signifierait que les artistes étrangers aient moins droit de cité sur les ondes que les artistes français, ce qui est le cas si I’on établit des quota et ce qui me semble tout à fait abusif. Si les gens préfèrent écouter la musique étrangère, c’est peut-être aussi parce qu’elle est meilleure et je crois que la seule façon de préserver notre identité artistique et musicale est d’aller au-delà des frontières. La France est, par nature, un peu nationaliste et, avec lea concerts en Chine, je voulais montrer que, tout en vivant en France, on pouvait également faire de la musique pour d’autres gens, avec d’autres gens…
A.M. : Il me semble que c’est une démarche qui est dans l’air depuis un certain temps car de plus en plus de musiciens se tournent vers d’autres musiques…
J.M. : La Chine passe du Moyen-Age à I’an deux mil, à I’ère du digital, beaucoup plus rapidement que nous et c’est peut-être un avantage car ils ont une fraîcheur beaucoup plus grande pour ressentir les choses différemment. Et je crois , qu’il y a une grande identité entre le son des instruments chinois et le son des instruments que j’utilise.
« LES LUTHIERS D’ AUJOURD’HUI SONT LES ELECTRONICIENS… »( 6 )
-A.M. : Est-ce que le musicien « électronique » que tu es se sent des attaches avec le musicien traditionnel qui casse une corde quand tu grilles un transistor ? As-tu l’impression de faire le même métier ?
J.M. : Absolument. Je ne fais aucune différence entre quelqu’un qui joue de la clarinette et quelqu’un qui joue du synthétiseur. L ‘idée de différence est quelque chose qu’il faut s’enlever de la tête et plus vite nous y réussirons et mieux cela vaudra. Pour les musiciens, qu’ils jouent d’un instrument acoustique ou d’un instrument électronique, il n’y a que la source d’énergie qui change. Il y a eu une époque ou I’électricité n’existant pas, la seule énergie était mécanique. Le synthétiseur me semble être un instrument plus adapté aux musiciens et au public d’aujourd’hui que la clarinette ou le violon, ce qui ne signifie pas que ces derniers n’aient plus droit de cité. A un moment, tu utilises un certain type de langage quotidien mais qui peut, presque du jour au lendemain, devenir ce qu’est devenu le latin : une langue au passé prestigieux mais ne correspondant plus aux réalités de I’époque. Peut-être que dans quelques siècles, le français sera, à son tour, enseigné dans les universités comme une langue morte car le nouveau langage sera celui des ordinateurs ?
A.M. : C’est une question d’évolution…
J.M. : Oui et ça me semble une évolution normale. Mais les émotions, elles ne changent pas. Si au lieu de casser une corde nous grillons un transistor, nous restons les mêmes. Et cette question pose un problème que tout le monde se pose : le synthétiseur a-t-il autant de valeur que le piano, le violon ou n’importe quel instrument officiellement reconnu ? C’est important car la France est I’un des rares pays où iI n’y a absolument pas d’école de synthés autres que quelques initiatives privées. L’enseignement des instruments électroniques n’existe pas. Le conservatoire national a mis près de 150 ans à accepter le saxophone et on peut se demander ce qui va se passer avec le synthétiseur à ce niveau…
A.M. : Généralement, un synthétiseur est un instrument qui coûte cher…
J.M. : C’est exact et tant que les instruments seront produits en petites séries, les prix ne baisseront pu. Si ies gens qui sont censés élaborer une politique musicale en France se décidaient à prendre conscience de cette situation et si ils réalisaient que 80 % des jeunes qui s’intéressent à la musique se retrouvent en face d’un problème de moyens financiers… Il y a chez nous de nombreux créateurs qui sont capables de concevoir des instruments supérieurs à ceux des Japonais ou des Américains mais qui frôlent la faillite en permanence parce que personne ne les aide. Ni l’Etat, ni personne. Je trouve ça scandaleux et je ne manque jamais une occasion de le répéter afin qu’on ne s’étonne plus que nous jouions sur du matériel en grande partie américain ou japonais…
A.M. : Je suppose que l’organisation des concerts en Chine t’a permis de rentrer en contact avec des responsables des Ministères concernés et, sans vouloir te faire passer pour un apôtre de la musique synthétique, on est en droit de penser que tu peux leur tenir le même langage…
J.M. : Je I’ai fait. Il se trouve que dans le système politique précédent, je veux dire avant le 10 mai 1981, ils n’en étaient pas conscients et n’en n’avaient rien à faire. Il semble que les choses aient légèrement évoluées, mais, jusqu’à maintenant, je n’ai rien vu changer. J’espère simplement que les gens qui promettent des choses quand ils sont à l’extérieur d’un système arrivent à garder la tête froide quand ils se retrouvent à l’intérieur …
A.M. : En attendant, quelle solution ?
J.M. : Se charger nous-mêmes que les choses changent !!!
A.M. : La musique synthétique est souvent qualifiée de « musique cosmique » ou « musique planante »….
J.M. : Musique cosmique est une expression galvaudée. On a parlé et on continue de parler de musique cosmique à chaque fois qu’il est question d’instruments électroniques, car I’esprit associé l’espace à I’électronique. Mais les Chinois sont largement aussi cosmiques que nous dans leur musique, de même Miles DAVIS, WAGNER, ou les musiques d’ Afrique. Nous nous apercevons finalement que nous n’inventons rien car, II y a deux mille ans, les Chinois voulaient certainement exprimer à peu près la même chose que ce que les musiciens d’aujourd’hui cherchent à exprimer. Ce qui change, ce sont ies instruments et les techniques que l’on utilise dans le contexte sociétaire où I’on s’exprime, mais pas ce que nous essayons de faire passer . Il me semble que les sentiments qui sont les nôtres n’ont pas tellement changé depuis que I’homme vit sur cette terre…
A.M. : Paradoxalement, beaucoup de gens pensent que les synthétlseurs et autres instruments électroniques ne peuvent qu’engendrer une certaine froideur, une certalne rigidité musicale…
J .M. : Si une musique est froide ou dégage une certaine rigidité, ce n’est pu unc question d’instrument. Cela retarde la personne qui joue de I’instrument. Pour ma part, j’ai unc attitude impressionniste vis-à-vis de la musique en essayant d’exprimer des émotions qui sont finalement très proches de celles que I’on peut ressentir dans une forêt par exemple…
A.M. : Quelles sont tes sources d’inspiration ?
J.M. : C’est la grande question ? Comment, dans Ie studio de Radio ICI ET MAINTENANT en train de te parler et il se passe un certain nombre de choses. Ce sont ces choses, ces éléments qui existent au cours d’une journée, agréables ou désagréables, qui finissent par donner des impressions qui, mises bout à bout, vont deboucher sur une idée musicale pour un musicien, sur une image pour un photographe… Il m’est pratiquement impossible de dire : « Moi, ce qui m’inspire, c’est ceci ou cela… » la musique est quelque chose de tout à fait quotidien et c’est une réaction typiquement occidentale de vouloir en faire autre chose. Il est temps me semble-t-il de revenir à des rapports simples et familiers avec la musique et cesser de se dlre qu’elle doit s’écouter dans certains endroits avec certains costumes. Qu’il s’agisse de gens en queue de pie ou en jeans, le conformisme est Ie même d’une génération à l’autre. En Chine, aux lndes ou en Afrique, les rapports qu’ont les gens avec la musique sont beaucoup plus simples car elle fait partie du cadre de vie quotidien…
A.M. : Elle n’a rien d’officielle…
J.M. : Si on parle de musiquc officielle, je pense que depuis la dernière guerre, 11 y a eu une attitude extrêmement réactionnaire sur ce plan. Le plan de la musique dite sérieuse, c’est-à-dire la musique académique contemporaine. On a prôné l’élitisme et on en a fait une musique de plus en plus intellectuelle, de plus en plus abstraite, qui a fini par faire peur aux gens. La musique n’est pu une affaire de spécialistes, la musique se vit et n’est réservée à personne en particulier. J’aimerai renouer avec la tradition des fêtes musicales populaires d’autant plus que les nouvelles technologies nous permettent désormais de jouer dans les endroits les plus divers…
A.M. : Est-ce qu’il t ‘arrive parfois de découvrir des choses sur tes synthés de manière totalement aléatoire ?
J.M. : Bien sûr cela arrive. Tu as parfois une idée qui t’entraine la où tu ne pensais pas aller avant même de l’avoir réalisée. Certains écrivains de romans disent que parfois leurs personnages commencent à vivre leur propre vie et leur échappent. Il me semble que c’est tout à fait juste et que cela existe aussi en musique. Quand tu es devant un synthé, un dialogue s’instaure rendu possible par le fait que tu es ton propre luthier …
A.M. : ???
J.M. : Non seulement tu peux jouer des notes mais, en plus, tu peux les faire sonner exactement selon ce que tu désires. Devant une clarinette ou un violon, tu ne peux agir sur le son que dans la limite fixée par le luthier qui a conçu I’instrument et donc tu cherches les mélodies ou les accords. Le synthétiseur te permet de fabriquer ton propre son, de faire ton propre mélange de couleurs sur la palette. Et quand tu cherches un son tu trouves quelque fois autre chose dont tu te sers pour créer un son different de ceIui que tu voulais. Une fois que tu as trouvé les sons, il faut apprendre à les melanger et les organiser.
A.M. : On dit qu’il n’est pas nécessaire de faire des études musicales poussées pour jouer du synthé ?
J.M. : Il est evident que si l’on possède des bases musicales sérieuses, ça ne peut qu’aider, surtout au niveau de la composition. L ‘avantage et le handicap du synthétiseur c’est qu’il n’existe pas encore d’école pour apprendre les tenants et aboutissants de I’engin comme je le disais tout à l’heure. Il faut donc s’y mettre soi-même sans aucun complexe. Mais si on ne possède pas de bases musicales, on peut également I’aborder d’un tas d’autres façons comme I’ont fait certains musiciens en Allemagne ou en Angleterre et même en France.
A.M. : Tu parlais tout-à-l’heure du manque d’une politique de développement des nouveaux instruments et de la musique en général dans notre pays. Quand on pense synthétiseurs ou ordinateurs, on pense à l’IRCAM…
J.M. : Je voudrais bien savoir à quoi sert I’IRCAM justement ! Car ce sont des milliards qui sont donnés à une chapelle dont peu de gens se servent en fin de compte. D’ailleurs, personne ne sait ce qui s’y passe vraiment et I’IRCAM me fait penser à certains systèmes monarchiques qui entretenaient des musiciens qui ne jouaient que pour une élite…
A.M. : Ne perdons pas de vue que c’était souvent le seul moyen de survivre qu’avaient les musiciens…
J .M. : Ceci dit, il y a certainement des gens de talent à I’IRCAM mais le système, à mon avis, est extrêmement critiquable. Je me suis personnellement élevé contre ce genre de système mais sans aucun résultat je dois le dire…
A.M. : Mais que sy passe-t.il ?
J.M. : Il se passe que chacun protège son territoire et communique peu avec I’extérieur . Cela a été le problème du GRM, le Groupe de Recherche Musicale, et c’est I’une des raisons pour lesquelles j’en suis parti. Son inspirateur, Pierre SCHAEFFER, I’a également quitté. Ces endroits sont intéressants à condition d’en sortir. Le public de ce genre de laboratoires est, en général, constitué des proches parents des compositeurs, là je parle de mon experience au GRM. I1 ne faut cependant pas caricaturer car, de ces endroits peuvent également sortir des choses passionnantes.
A.M. : L ‘alibi de ce genre d’institution est la recherche… Ce que l’on appelle I’underground quand ce n’est pas subventionné…
J.M. : Dans ce cas, I’IRCAM c’est de I’underground officiel et, à mon avis, il n’y a rien de pire ! Je souhaite que I’IRCAM ouvre ses fenêtres et puisse laisser aux musiciens la possibilité de s’exprimer en utilisant le matériel qu’il possède. L’IRCAM n’est pas un cas isolé, il y a de nombreux endroits similaires dans le monde où les gens gardent jalousement leurs recherches…
A.M. : j’imagine que I’ouverture de ce genre d’endroits à un public plus large de musiciens est une question de politique culturelle …?
J.M. : Quand on parle de politique culturelle ou de politique artistique, ça me donne envie de changer de trottoir …
A.M. : Alors, changeons de trottoir !
J.M. : Parce que, finalement, à partir du moment où il y a une politique musicale, n’y-a-t-il pas plus de politique que de musique ? Je crois qu’il est absolument nécessaire que les dirigeants prennent conscience de I’existence des artistes mais sans les diriger, juste en les laissant s’épanouir. Et j’espère que la présence d’un Ministre ou d’un directeur de la musique à un concert des Stones ou de Stevie WONDER n’est pas juste une sortie officielle mais la prise de conscience d’un phénomene culturel…
A.M. : Avant que tu nous quittes, je pense à un truc qui n ‘a rien à voir mais je voudrais connaitre ta réaction lorsque tu entends des extraits de tes disques utilises comme fond sonore ou génerique…
J.M. : Je sais que des tas de gens ont une attitude de conservateurs de musée par rapport à leur musique. Ce n’est pas mon cas et je trouve bien que I’on découpe les choses en tranches. Ceux qui, par exemple, utilisent des bouts de ma musique pour des ballets ou des illustrations sonores ont raison de prendre ce qui les intéresse. Une fois que tu as accepté le principe de faire un disque, tu dois aussi accepter le principe qu’on puisse en faire du patch-work.
A.M. : Tu ne nous as pas parlé des musiques que tu écoutes… ?
J.M. : Elles sont multiples et tres différentes. Quand j’écoute un disque que j’aime bien, c’est parce que j’y reconnais des choses qui correspondenf à ce qui me plait. Ce n’est pas forcément la musique de I’autre que l’on aime, c’est peut-être toujours la sienne, je veux dire que I’on écoute les choses par rapport à soi-même et que, finalement, c’est toujours sa propre musique que l’on ecoute…
( I) Disque CBS ( 2) A ma connaissance. cet album sorti sur un label indépendant n ‘a pas été distribué en France. ( 3) Radio ICI ET MAINTENANT (99. 4FM. 24h sur 24) émet Sur Paris et sa région depuis le 21 juin 1980. Tel: 293.28.38. ( 4) LES CONCER TS EN CHINE disques DREYFUS distribution CBS ainsi que les 3 albums précédents (OXYGENE, EQUINOXE. LES CHANTS MAGNETIQUES). ( 5) La diversité de la musique chinoise est remarquablement illustrée par l’album « LES PHASES DE LA LUNE I ( CBS) qui réunit des morceaux de toutes les regions de Chine joués par un orchestre traditionnel symphonique. ( 6) Dans un article écrit par Jean-Michel JARRE (Le MATIN DE PARIS du 23 septembre 1982 ).
Interview realisée par Jean-Michel Reusser.