Jean-Michel Jarre: “J’ai l’obsession de l’album idéal”
Jean-Michel Jarre: “J’ai l’obsession de l’album idéal”
Par Pascale Tournier,publié le 21/11/2018 à 16:00
Jean-Michel Jarre a créé une suite à son album “Equinoxe” paru en 1978.
(Peter Lindbergh)
Alors qu’il sort “Equinoxe Infinity”, le pionnier de l’électro parle du futur mais aussi de son héritage paternel et musical.
Barbe de trois jours, chemise noire pailletée, Jean-Michel Jarre reçoit dans son vaste appartement parisien. Le septuagénaire – il en paraît vingt de moins – rentre tout juste d’un concert géant en Arabie Saoudite [entretien réalisé avant l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi]. Il en garde un souvenir mémorable. Durant son show, les hommes et les femmes n’étaient pas séparés et les machines étaient alimentées à l’énergie solaire.
Après une longue éclipse marquée par la mort de son père, Maurice Jarre, compositeur des partitions des films Lawrence d’Arabie et Docteur Jivago, le décès sa mère France Péjot, une grande résistante pendant la guerre, la disparition de son producteur Francis Dreyfus et un divorce difficile, l’homme aux 60 millions de disques traverse une phase très productive. En moins de trois ans, il a enchaîné les projets : le double CD Electronica avec des collaborations prestigieuses (Moby, Air, Massive Attack… ), le best-of Oxygène 3, l’identité sonore de France Info. Il revient cet automne avec Equinoxe Infinity, qui revisite son album culte sorti en 1978. L’occasion de parler avec ce pionnier de la musique électronique du passé, du présent et du futur, en toute décontraction.
L’Express: Pourquoi donner une suite à Equinoxe?
Jean-Michel Jarre : J’aime les suites en littérature et au cinéma, mais curieusement ce format n’existe pas dans la musique. Je suis parti du visuel réalisé par Michel Granger, l’une des pochettes iconiques de l’ère du vinyle, qui représente des créatures mystérieuses. Elles symbolisent la technologie qui nous observe. Que sont-elles devenues en quarante ans et quel sera leur avenir ? Les machines prendront peut-être le pouvoir. C’est la raison pour laquelle j’ai imaginé deux pochettes, l’une présentant un futur plus apaisé, l’autre plus apocalyptique. Côté musique, j’ai mêlé des sons qui rappellent la nature, comme la pluie ou l’orage, à des sons issus de la technologie. L’environnement et la nature sont pour moi imbriqués. La technologie va nous aider à résoudre l’enjeu du réchauffement climatique.

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La pochette d’Equinoxe Infinity en 2018.
(SDP)
Appréhendez-vous le futur avec optimisme ou pessimisme ?
Cette inquiétude vis-à-vis de l’avenir, parce que nous ne le connaissons pas, est éternelle. Pour moi, il est au contraire important d’être optimisme par subversion et de ne pas tomber dans la facilité d’un futur apocalyptique. Je peux vous composer en une après-midi un morceau “dark” (“sombre”), c’est plus facile qu’un titre positif, mais il peut rapidement virer au “cheezy light” (“ringard”). Un morceau qui charrie une positivité sans être bas de gamme, c’est l’Hymne à la joie de Beethoven, une des plus belles oeuvres de la musique occidentale, ou le Sacre du printemps de Stravinsky.
L’évolution de la technologie a-t-elle changé votre manière de travailler ?
Alors que j’apprenais la musique avec Pierre Schaeffer dans le Groupe de recherches musicales (GRM), de 1969 à 1971, je me souviens encore de ma mère me disant : “Pourquoi ne joues-tu pas du violon, c’est plus simple pour voyager ?”. Aujourd’hui, je pourrais lui répondre qu’un Mac est plus petit qu’un violon. Autre exemple. Il y a quelques semaines, j’écoute le mastering de mon album au casque dans un avion. Comme cela ne me plaît pas complètement, je change quelques éléments. En transit, j’envoie le fichier à mon ingénieur du son qui se trouve à Paris, lui-même le transmet à l’assistant de production et à un autre ingénieur du son au Québec. En quatre heures, je réussis à transformer significativement mon album. Il y a cinq ans, cela m’aurait pris cinq jours.
Avez-vous fait appel à l’Intelligence artificielle pour cet album ?
Je voulais, mais j’ai été bloqué par l’état actuel de la technologie. Aujourd’hui, on peut au mieux imiter ou refaire une chanson de Michael Jackson, ou alors donner une mélodie à un algorithme, qui va générer quelques changements. On peut obtenir des variations du Canon de Pachelbel par exemple. C’est métriquement très aligné mais sans âme. Bientôt les machines seront capables de nostalgie donc de créer. J’ai un morceau qui s’intitule Robots don’t cry (Les robots de pleurent pas). J’aurais dû ajouter “so far” (“jusque-là”).
Mais une machine pourra-t-elle vraiment faire preuve d’émotion, exprimer la question de l’au-delà, des sentiments propres à l’être humain ?
Pour l’astrophysicien Stephen Hawking, nous sommes des équations complexes. L’univers est dominé par la chimie et la physique. Je partage son avis. Les émotions sont aussi des équations complexes qu’on arrivera un jour à résoudre totalement. Il faut avoir une vision romanesque du futur. L’impossible l’est et le sera toujours. L’être humain est toujours flexible et sait toujours s’adapter. Les algorithmes pourraient nous pousser à utiliser les 90 % de notre cerveau qui ne servent pas.
Il y a quelques années, vous vous définissiez comme un “laborantin”. Est-ce toujours le cas ?
La technologie dicte les styles : le violon a permis à Vivaldi de faire sa musique. Avec le 78 tours sont apparus les tubes de trois minutes comme ceux d’Elvis Presley. Avec le numérique, je peux enregistrer ma musique depuis le toit de l’Himalaya. Mais ai-je fondamentalement changé ? Non. Mes obsessions sont toujours les mêmes : je veux créer l’album idéal. Je rêverais de composer un album comme ceux de Massive Attack. Mais c’est impossible. On est enfermé dans son propre style. On peut l’approfondir, le décliner, il restera toujours le même. J’ai rencontré Fellini, avant sa mort. Il m’avait sollicité pour la musique d’un film qui n’a jamais vu le jour. Il m’avait alors confié : “A chaque fois, je pensais faire un film différent. En fait, j’ai toujours fait le même pour raconter les mêmes choses.”
On dit que vous cultivez un lien d’addiction avec votre studio. Est-ce vrai ?
Oui. J’y ai passé beaucoup de temps. Je ne suis pas capable de faire autre chose. Je ne sais pas si c’est génétique. Mon père n’a pas généré d’influence directe, mais peut-être indirecte. Certes, sans avoir vécu avec lui, nous avions la même manière de prendre notre fourchette et notre couteau. Je suis heureux de sentir qu’il m’accompagne. Ce que nous ne sommes pas dits de son vivant, on le partage d’une certaine manière.
Avant l’été, au moment de l’affaire Johnny, vous aviez indiqué vouloir vous tourner vers la Cour européenne des droits de l’homme, après une décision de la justice française vous privant de votre héritage, en s’appuyant sur la législation américaine qui ne reconnaît pas le principe de la réserve héréditaire. Où en êtes-vous ?
Je n’ai rien d’autre à dire que ce que j’ai écrit dans une une tribune publiée par Le Parisien magazine. Elle se terminait par la citation de René Char : “notre héritage n’est précédé d’aucun testament”. Le débat n’est pas que financier. A un moment, il faut savoir aussi passer outre les rancoeurs pour vivre en paix.

Jean-Michel Jarre: “Chacun avec son style, on reste tous des sales gosses.”
(Mark Tso)
La jeune génération de musiciens électro vous a réhabilité ces dernières années. Comment l’expliquez-vous ?
Il existe une différence majeure entre les scientifiques et les artistes. Les premiers sont obligés d’accepter l’héritage de la génération précédente. Pour s’affirmer, les seconds doivent poignarder leurs prédécesseurs. Cela prend du temps pour retrouver un climat sain entre les générations. Aujourd’hui, j’entretiens des liens soutenus avec Air, M83, Gesaffelstein, Massive Attack… Chacun avec son style, on reste tous des sales gosses. Moi, ma devise, c’est “yes future”.
En tant que président de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et de compositeurs (Cisac), êtes-vous satisfait de la directive européenne votée au Parlement en septembre et qui protège mieux le droit d’auteur sur les plateformes type YouTube ?
Oui c’est une grande victoire. Je suis fier d’être européen. L’Europe peut apparaître comme un modèle de promotion de la culture. Si l’on se sent chez soi à Londres, Lisbonne ou Paris, c’est que nous appartenons au même socle culturel. Il faut pouvoir résister aux attitudes scandaleuses des Gafa, en appliquant un code de bonne conduite qui permette de rétribuer les artistes. YouTube ne voulait pas payer des droits d’auteur au motif que c’est une plateforme de stockage et non de contenus. Je rappelle que près de la moitié de la consommation de musique passe par YouTube. Le combat doit continuer. Il faut espérer qu’il y ait un effet domino et que cette philosophie s’applique en Afrique, aux Etats-Unis…
Comment avez-vous été amené à devenir président du Cisac ?
La musique comporte un aspect hédoniste mais aussi social. La musique électronique n’échappe pas à cette règle. Comme nous sommes les plus proches d’Internet et des nouvelles technologies, nos instruments du quotidien, nous sommes les plus aptes à comprendre et à mettre en question les faiblesses ou les dangers de ces nouveaux médias. Les artistes ne peuvent pas faire de politique mais ils ont un rôle politique et social.